Si l’on sait que droit et économie œuvrent de concert aux fins de la détermination du dommage à l’économie pris en compte dans le calcul du montant de base des sanctions au titre des pratiques anticoncurrentielles (article L464-2 C. Com), une analyse tout aussi fine devrait être menée s’agissant de la question, non moins délicate de la réparation civile des victimes de telles pratiques. Alors même que nonobstant la date butoir du 27 décembre 2016, la France n’a pas encore transposé la directive n°2014/104 UE du 26 novembre 2014 relative aux dommages et intérêts en cas d’infraction au droit de la concurrence, la loi SAPIN II a enfin permis l’avancé du « private enforcement » autorisant le Gouvernement à adopter par ordonnance les mesures nécessaires à cette transposition, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la loi (soit avant le 9 juin 2017), le projet de loi de ratification devant être déposé dans les trois mois à compter de la publication de l'ordonnance (article n°148 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016). Dans l’attente, la Cour d’Appel de Paris a rendu deux arrêts qui s’intéressent, de façon très inégale il est vrai, à la question des préjudices civiles réparables et de de leurs évaluations. Dans la première affaire (CA Paris, 7 décembre 2016, 14/01036), sur le double fondement de l’entente et de l’abus de position dominante, une société d’annonces nécrologiques et de condoléances en ligne demandait réparation du préjudice résultant de la diffusion couplée et systématique de l’avis de décès sur la presse papier et sur internet par un groupe de presse local. La Cour d’Appel de Paris s’interroge d’avantage sur le fait générateur, à savoir la faute anticoncurrentielle, dès lors que l’action était menée « stand alone », c’est-à-dire indépendamment d’une décision antérieure de l’Autorité de la Concurrence. En l’absence d’une telle décision, la preuve de la faute incombe au demandeur qui, en l’espèce, ne parvient pas à démontrer l’entente et, plus précisément, le parallélisme du comportement des membres du site et une concertation ; preuves certes difficile à rapporter, le demandeur ne disposant pas des pouvoirs d’enquête des agents des services d'instruction de l'Autorité de la Concurrence (article L450-1 C. Com). Les arguments tenant à l’abus de position dominante trouvent d’avantage d’échos dès lors que le journal la Montagne, déjà jugé en position dominante sur le marché des annonces de décès par voie papier pour les départements concernés (CA Paris, 17 septembre 2014, 12/10322), a mis en œuvre des ventes liées prohibées par l’article L420-2 du Code de Commerce, cloisonnant ainsi artificiellement le marché connexe des annonces nécrologiques en ligne dès lors que « les familles n’ont alors aucun intérêtfinancier à souscrire à deux services internet qui remplieront le même office ». Dans la seconde affaire (CA Paris, 14 décembre 2016, 13/08975), le Conseil de la Concurrence avait jugé le partenariat entre la SNCF et la société Expedia créant l’agence VSC constitutif d’une entente anticoncurrentielle (CC, 5 février 2009, 09-D-06) et le liquidateur d’une agence de voyage évincée a demandé réparation sur le plan civil (action dite de suivi « follow on »). Bien que la Cour d’Appel de Paris rappelle « qu’une condamnation par l’Autorité de la Concurrence, qui constitue une décision administrative ne lie pas le juge et n’établit pas nécessairement l’existence d’une faute civile », force est de constater qu’en réalité elle se contente de cette condamnation devenue définitive (CA Paris, 23 février 2010, 2009/05544 ; Cass. Com., 16 avril 2013, n°10-14.881) pour caractériser la faute civile. Une telle solution s’imposera néanmoins de par la Directive précitée qui, remettant en cause le postulat de la Cour d’Appel de Paris, dispose qu’une infraction constatée par une décision définitive par une Autorité de Concurrence doit « être considérée comme établie de manière irréfragable aux fins d’une action en dommages et intérêts » (Directive n°2014/104 UE, article 9). Le fait générateur de la réparation étant établi, reste à la Cour d’Appel de Paris à qualifier le préjudice et à évaluer son montant. Dans la première affaire la Cour, rejetant les demandes au titre du préjudice moral, de la perte des investissements, non justifiées par le demandeur, admet la réparation du préjudice constitué par « la seule perte de chance de conquérir des parts supplémentaires du marché des annonces nécrologiques ». Relevant que l’éditeur en ligne évincé, sur qui pèse la charge de la preuve, s’abstient de communiquer ses parts de marché depuis la cessation de la pratique, la Cour lui alloue, sans autre forme d’explication, la somme de 5 000 euros. S’il est vrai que la directive consacre une présomption de préjudice (Directive n°2014/104 UE, article 17), le principe de réparation intégrale semble pourtant incompatible avec une indemnisation forfaitaire. Dans la seconde affaire, les enjeux financiers étant beaucoup plus importants, les développements relatifs au préjudice le sont tout autant. La Cour relève en premier lieu que, contrairement aux arguments soutenus en défense, l’entente n’a pas eu seulement un objet anticoncurrentiel mais également des effets anticoncurrentiels dès lors que le partenariat mis en place par la SNCF « a permis d’orienter les acheteurs de billets de train en ligne vers l’agence de voyage VSC » sans que les opérateurs concurrentsne puissent accéder à un tel canal. Ainsi l’agence de voyage évincée, en concurrence directe avec VSC justifie « d’un préjudice personnel direct et certain du fait de la pratique anticoncurrentielle de la SNCF, consistant dans le manque à gagner résultant de la perte certaine de la faculté de proposer ses produits d’agence de voyageaux clients ferroviaires internautes de la SNCF ». Conformément au droit commun et à la Directive, la réparation consiste à placer la partie lésée dans la situation où elle aurait été si l’infraction n’avait pas été commise (Directive n°2014/104 UE, article 1). Ainsi, à l’appui d’un rapport d’expertise, la Cour analyse successivement - la période de l’entente à prendre en considération (de 2002 à 2008), - le marché concerné (le segment de l’e.tourisme seul réellement affecté par la pratique) qui diffère de celui pris en compte par l’Autorité de la Concurrence dans le cadre du dommage à l’économie (pour lequel les différents canaux de distribution substituable entre eux, n’ont pas donné lieu à cette segmentation), - le volume d’affaires de la victime et l’agence VSC- la marge perdue. S’y ajoute un préjudice différé correspondant à la « baisse de volume d’affaires induite par l’absence de fidélisation de la clientèle détournée ». Enfin, sont pris en considération les «problèmes structurels et conjoncturels » que connaissaient le demandeur et le taux d’intérêt de capitalisation moyen dans le secteur du tourisme proposé par le liquidateur en lieu et place du taux légal. En conséquence, la Cour, confirmant en cela le jugement du Tribunal de Commerce de Paris, alloue à la victime la somme de 6,9 millions d’euros. On félicite, dans cette seconde affaire, la démarche tant économique que pragmatique de la Cour d’avantage soucieuse du principe de la réparation intégrale du préjudice.