Cass.com., 01/03/23, nº 20-18.356
On se souvient que la Cour d’appel de Paris avait, le 17 avril 2020, infligé à Orange et sa filiale Orange Caraïbe (ci-après « Orange ») le paiement de la somme de 181.5 millions d’euros au principal assortie de 68 millions d’intérêts en indemnisation de la société Digiciel Antilles et Guyane au titre de pratiques d’abus de position dominante.
En effet, l’Autorité de la concurrence (Décision n° 09-D-36) avait sanctionné Orange pour avoir conclu des clauses d’exclusivité avec les distributeurs et le seul réparateur agréé sur marché antillais, mis en place des pratiques fidélisantes et discriminatoires, ayant eu des effets réels d’éviction de la société Digiciel en tant que nouvel entrant.
La Cour d’appel avait qualifié trois sortes de dommages :
(i)
le dommage résultant d’un préjudice global de développement pour Digicel sur le marché antillo-guyanais, s’analysant comme un manque à gagner et pour lequel deux méthodes contrefactuelles l’une, temporelle, comparant la période pendant laquelle ont eu lieu les pratiques et celle postérieure à leur cessation, et l’autre, géographique, comparant la situation d’un nouvel entrant sur des marchés similaires (Bulgarie, l'Irlande, le Luxembourg et Malte), ont été utilisées.
(ii)
Le dommage lié au préjudice résultant de coûts de financement supplémentaires en raison de l’existence des clauses d’exclusivité
(iii)
Le dommage résultant du préjudice financier lié à la perte de chance soit d’investir les fonds propre dont la victime a été privée, ou de réduire son endettement et donc d’économiser les frais financiers.
Orange a formé un pourvoi contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
La solution
La Cour de cassation confirme l’arrêt d’appel :
- s’agissant de la qualification du préjudice de développement
« c'est dans l'exercice souverain de son pouvoir d'appréciation que la cour d'appel, qui a relevé l'existence d'un seul et même préjudice de développement causé par différentes pratiques fautives, a décidé que son évaluation devait être effectuée de manière globale (§22) […] le préjudice subi par un opérateur présent sur un marché faussé par des pratiques de fidélisation, de discrimination tarifaire et d'exclusivité abusives verrouillant l'accès à la clientèle consiste en une limitation des ventes dont le montant a été reconstitué, par la mise en œuvre de méthodes contrefactuelles, admises par la doctrine économique et reposant nécessairement sur des hypothèses dont la pertinence a été débattue par les parties et analysée par l'arrêt, sur la base d'un fonctionnement du marché qui n'aurait pas été faussé par les comportements fautifs relevés, la cour d'appel a exactement décidé que ce préjudice n'était pas une perte de chance mais un gain manqué […]
-
S’agissant de la qualification du préjudice financier additionnel
« L'entreprise victime de pratiques d'éviction a droit à la réparation du préjudice en résultant. Elle peut, en outre, demander la réparation d'un préjudice additionnel né, le cas échéant, de la perte de chance de réemployer, avec rémunération, les sommes dont elle a été privée. Lorsque la perte de chance invoquée est prise de l'impossibilité de réaliser un investissement, dont l'indemnisation demandée est estimée à la rentabilité moyenne des capitaux investis dans le secteur considéré, il appartient à la victime d'établir le caractère certain et direct de cette perte de chance, en prouvant la réalité du projet d'investissement qui n'a pu être réalisé ainsi que l'impossibilité de le financer autrement que par les sommes dont elle a été privée ».
Mais la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel s’agissant du point de départ du calcul des intérêts liés au préjudice financier :
« Vu l'article 1382, devenu 1240, du code civil, et le principe de la réparation intégrale du préjudice, sans perte ni profit :
Selon ce texte, tout fait de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Pour déterminer le point de départ des intérêts réparant le préjudice pris de l'indisponibilité des sommes dues au titre du préjudice de développement, l'arrêt retient qu'il doit être fixé au 1er avril 2003, date à laquelle toutes les pratiques, qui ont donné lieu à une évaluation globale, ont été mises en œuvre.
En statuant ainsi, en retenant, comme point de départ des intérêts réparant le préjudice additionnel né de l'indisponibilité de la somme qu'elle a allouée au titre du préjudice de développement, celui des pratiques fautives, qui avaient duré plusieurs années, alors qu'à cette date, ce préjudice n'était pas entièrement constitué et qu'il était nécessairement progressif, la cour d'appel a violé les texte et principe susvisés ».
Commentaire
Cette affaire apporte un éclairage essentiel sur les modalités de définition des dommages dans les affaires de position dominante.
En premier lieu, il retient une appréciation globale des effets cumulés de l’ensemble des pratiques en considérant qu’elles ont contribué à un même préjudice, ce alors même qu’elles n’ont pas toutes la même temporalité, bien qu’elles se chevauchent dans le temps, et qu’elles ne se sont pas toutes exercées sur les mêmes segments de marché. Cette approche nous semble spécifique à cette affaire. En effet le droit de la responsabilité civile requiert l’identification d’un préjudice directement liée à chaque faute distincte.
En second lieu, s’agissant de la méthode de quantification du préjudice de développement, la Cour procède à une comparaison entre la situation réelle des demandeurs et celle dans laquelle ils se trouveraient si l’infraction n’avait pas été commise. Pour ce faire, la Cour se fonde sur deux études économiques de comparaison fournies par l’opérateur victime : la première méthode est une estimation de la progression ou de l'évolution du marché en l'absence de pratiques anticoncurrentielles, en comparant la période non concernée par l'infraction à la période pendant laquelle les pratiques anticoncurrentielles étaient mises en œuvre (c'est-à-dire une comparaison dans le temps). La seconde méthode se fonde sur la croissance enregistrée par les nouveaux entrants sur des marchés de télécommunications mobiles comparables à celui du marché antillo-guyanais en termes de structure et de concentration (comparaison entre marchés géographiques).
La Cour précise que ce préjudice n’est pas une « perte de chance » mais un « gain manqué », ce qui signifie qu’il n’est pas entaché d’un alea, qui pourrait résulter du comportement des consommateurs ou des opérateurs économiques et que le standard de preuve afférent à sa démonstration est de ce fait moins élevé.
L’innovation de cette affaire réside surtout dans la détermination du préjudice financier. En effet, partant du principe de réparation intégrale du préjudice, la Cour valide le principe d’indemnisation des effets négatifs du temps sur la valeur de compensation au titre d’un préjudice additionnel compensatoire. La Cour définit ce préjudice comme « né, le cas échéant, de la perte de chance de réemployer, avec rémunération, les sommes dont elle a été privée ». Le taux d’intérêt applicable n’est donc pas systématiquement le taux d’intérêt légal. En effet la Cour admet que le taux puisse être celui lié « à la rentabilité moyenne des capitaux investis dans le secteur considéré », mais faut-il encore que la victime démontre « le caractère certain et direct de cette perte de chance, en prouvant la réalité du projet d'investissement qui n'a pu être réalisé ainsi que l'impossibilité de le financer autrement que par les sommes dont elle a été privée ».
Si Digicel échoue à apporter cette preuve, la Cour reçoit celle relative à la perte de l'opportunité de réduire sa dette. La disponibilité de sommes en rapport avec le montant du préjudice lui aurait permis d'économiser des frais financiers. Le taux d'intérêt moyen de 5,3 % correspond au montant de l'économie qui aurait été réalisée si les pratiques n'avaient pas eu lieu. Ce taux demeure bien plus favorable au taux d’intérêt légal applicable.
La définition de ce préjudice financier comme une « perte de chance », qui se définit comme la disparition certaine d’une éventualité favorable, fait peser sur la victime une preuve difficile à apporter puisqu’elle doit remonter dans le temps et avoir recours à des études économiques précises et solides. En cela, la solution posée n’est pas favorable aux victimes de pratiques anticoncurrentielles.
La Cour casse toutefois l’arrêt d’appel en ce qu’il avait appliqué ce taux d’intérêt au « 1er avril 2003, date à laquelle toutes les pratiques, qui ont donné lieu à une évaluation globale, ont été mises en œuvre », alors qu’à cette date l’ensemble du préjudice de développement n’était pas constitué. La Cour d’appel de renvoi aura donc la lourde charge de définir la méthode permettant d’appliquer le taux d’intérêt sur la base d’un préjudice de développement progressif pendant la durée des pratiques.