La Cour d’appel de Paris sanctionne une clause de non-concurrence dans le secteur cartes cadeaux mono-enseigne et pluri-enseignes (CA Paris, 12 décembre 2018, n°16/09067)
Aux termes d’un contrat de cession du 30 mars 2007, les actionnaires de la société KADEOS, dont la FNAC et CONFORAMA HOLDING, ont cédé l’intégralité du capital de la société KADEOS à la société Accor Services par l’intermédiaire de sa filiale ACCENTIV’HOUSE. Parallèlement, les sociétés KADEOS et ACCENTIV’HOUSE, qui ont depuis fusionné et pris le nom de ACCENTIV’KADEOS, ont signé des accords de partenariat avec les sociétés FNAC et CONFORAMA qui imposaient à ces dernières des obligations d’exclusivité et de non-concurrence pour une durée de cinq ans. Les clauses d’exclusivité engageaient la FNAC et CONFORAMA à distribuer et à accepter exclusivement les cartes cadeaux multi-enseignes émises par KADEOS. Quant aux clauses de non-concurrence, elles interdisaient à la FNAC et à CONFORAMA d’émettre des cartes cadeaux prépayées ou des chèques cadeaux concurrençant ceux proposés par KADEOS. Plus de trois ans après la signature des accords, les sociétés FNAC et CONFORAMA ont mis en vente leurs propres cartes mono-enseigne. Elles ont été condamnées en référé à cesser leur distribution sous astreinte de 10.000 euros par jour de retard, et au paiement d’une provision à valoir sur l’indemnisation du préjudice, au motif que l’émission des cartes mono-enseigne constituait une violation des engagements de non-concurrence. Le 5 août 2009, la société TITRES CADEAUX, concurrente de la société KADEOS, a saisi l’Autorité de la concurrence des clauses d’exclusivité précitées et sollicité le prononcé de mesures conservatoires. Par décision du 2 mars 2010 (n°10-D-07), l’Autorité de la concurrence a rejeté la demande de mesures conservatoires mais a décidé de poursuivre l’instruction au fond. Par une décision du 27 avril 2011 (n°11-D-08), l’Autorité de la concurrence accepte et rend obligatoire des engagements de la société ACCENTIV’KADEOS relatifs, entre autres, à la levée des clauses d’exclusivité, afin de permettre l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché. Dans ces conditions, les sociétés FNAC, CONFORAMA FRANCE et CONFORAMA HOLDING ont assigné au fond la société ACCENTIV’KADEOS pour obtenir la levée de la clause de non-concurrence et l’allocation de dommages et intérêts. Les juges du fond ont eu à apprécier la portée de la clause de non-concurrence pour définir si l’émission des cartes cadeaux mono-enseigne par les sociétés FNAC et CONFORAMA constituait une violation de cette clause. Par jugement du 14 mars 2016, le Tribunal de commerce de Paris les a déboutées de l’ensemble de leurs demandes. Elles interjettent appel devant la Cour d’appel de Paris. Dans un premier temps, la Cour d’appel confirme la position du Tribunal de commerce jugeant que le périmètre des clauses de non-concurrence couvrait aussi bien les cartes mono-enseigne que les cartes pluri-enseignes, de sorte que la FNAC et CONFORAMA les avaient enfreint. Les appelantes prétendaient que la mise en place et la gestion d'une carte mono-enseigne constituait une activité propre et interne de gestion de leurs propres moyens de paiement, n’ayant rien à voir avec le développement du réseau multi-enseignes développé par KADEOS. Par ailleurs, les cartes mono-enseignes n'existant pas lors de la cession de KADEOS, leur sort ne pouvait donc pas être prévu par les accords de partenariat. Néanmoins, la Cour relève que la clause de non-concurrence mentionnait une carte mono-enseigne parmi les exceptions qui ne comprenaient pas, de façon générale, les cartes mono-enseigne de FNAC et CONFORAMA. La Cour rejette, en outre, les demandes des appelantes portant sur un manquement contractuel de ACCENTIV’KADEOS à son obligation de création d’une carte mono-enseigne à leur demande, ces dernières ne démontrant pas avoir invoqué cette stipulation à l’encontre de la société ACCENTIV’KADEOS.Concernant le caractère anticoncurrentiel de la clause, appréhendé sous le prisme de l’abus de position dominante et de l’entente, la Cour rappelle la valeur probatoire et la portée des décisions de l’Autorité de la concurrence. La décision d’engagement ne certifie ni la conformité des pratiques au droit de la concurrence, ni leur caractère infractionnel. Néanmoins, la Cour considère que les décisions de mesures conservatoires et d’engagement fournissent des indices dont les juges et les victimes doivent tenir compte dans leur tâche de caractérisation de la pratique anticoncurrentielle. Ainsi, la Cour rappelle que les clauses de non-concurrence ont été mentionnées dans la décision de mesures conservatoires de l’Autorité de la concurrence comme renforçant l’effet de forclusion de certaines clauses d’exclusivité. De plus, la présence des cartes mono-enseigne litigieuses a été prise en considération par l’Autorité pour accepter les engagements de ACCENTIV’KADEOS. L’Autorité a estimé que le lancement des cartes participait de « l’intensification de la concurrence ». La Cour est d’ailleurs venue sanctionner la mauvaise foi d’ACCENTIV’KADEOS qui souhaitait faire condamner la commercialisation des cartes mono-enseigne tout en se prévalant de cette pratique devant l’Autorité.Sur le grief d’abus de position dominante (art. 102 TFUE et L.420-1 C.Com), la Cour rejette les arguments des appelantes, faute de délimitation du marché pertinent. On peut souligner qu’elles prétendaient que les cartes mono et multi-enseignes constituaient des marchés distincts et connexes, devant être appréciés au niveau de la demande des enseignes, et que le marché pertinent devait s’analyser sur le marché amont où les enseignes arbitrent entre un référencement par un prestataire éditant des cartes-cadeaux multi-enseignes, moyennant une commission, et l'édition, par elles-mêmes, de leur propre carte. La Cour d’appel semble trancher en faveur d’une délimitation du marché des titres cadeaux dans leur ensemble, sur lequel KADEOS n’était pas dominant.Sur le grief de l’entente (art. 101 TFUE et L.420-1 C.Com), la Cour rappelle que la démonstration d’une entente nécessite la démonstration d’un concours de volonté, caractérisé en l’espèce par la signature des contrats de partenariat.Pour caractériser une restriction par objet, la Cour porte son analyse sur les critères suivants : les dispositions et les objectifs des clauses de non-concurrence, le contexte juridique et économique, la position des parties sur le marché, les effets potentiels des clauses et enfin leur durée.Ayant établi que les clauses de non-concurrence portaient sur l’émission de carte mono et pluri-enseignes, la Cour estime qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une relation horizontale entre concurrents, ne pouvant bénéficier de l’application du règlement d’exemption sur les restrictions verticales. En effet, s’agissant de la possibilité d’émettre une carte mono-enseigne, la FNAC et ACCENTIV’KADEOS n’agissent pas à un niveau différent de la chaîne de production mais au même stade, ce qui explique d’ailleurs qu’ACCENTIV’KADEOS qualifie elle-même cette obligation d’« obligation de non-concurrence ». Par ailleurs, la Cour relève que les clauses de non-concurrence sont indissociables des clauses d’exclusivité. Ces dernières avaient pour effet de capter les enseignes les plus intéressantes que constituaient la FNAC et CONFORAMA au profit de KADEOS, ses concurrents ne pouvaient donc composer une offre concurrente suffisamment attractive. En terme d’effets potentiels, la Cour relève que l’obligation de non-concurrence ne se limitait pas seulement aux cartes multi-enseignes mais interdisait la FNAC et CONFORAMA de satisfaire la demande des consommateurs en carte mono-enseigne et a ainsi empêché l’apparition d’un nouveau produit. De plus, en empêchant le transfert de la demande des consommateurs des cartes multi-enseigne vers les cartes mono-enseigne, les clauses préservaient la position prééminente de KADEOS sur le secteur des cartes cadeaux et contribuaient au verrouillage du marché en conférant une forte valeur d’émission à la carte KADEOS par la captation des recettes des deux enseignes. Enfin, la durée de cinq ans n’est pas justifiée. Aussi la Cour décide que les clauses de non-concurrence litigieuses constituent des ententes anticoncurrentielles. Dès lors que l’entente est caractérisée, ACCENTIV’KADEOS tente d’apporter des justifications. Elle soutient que les clauses de non-concurrence peuvent être qualifiées de restrictions accessoires. Sans trancher la question de la qualification de la restriction comme liée et objectivement nécessaire à la réalisation d’une opération principale, selon la « Communication de la Commission relative aux restrictions directement liées et nécessaire à la réalisation de concentration » les clauses de non-concurrence se justifient pour des périodes n'excédant pas trois ans lorsque la cession de l'entreprise inclut la fidélisation de la clientèle sous la forme à la fois du fonds commercial et du savoir-faire. En conséquence, les clauses de non-concurrence conclues pour cinq ans ne peuvent pas être qualifiées d’accessoires et être couvertes par l’opération de concentration. La Cour d’appel prononce en conséquence la nullité de la clause de non-concurrence et ordonne à ACCENTIV’KADEOS la restitution des sommes prononcées à l’encontre des appelantes dans le cadre de la procédure de référé. Cette décision est intéressante quant à l’influence d’une décision d’engagement ou de mesures conservatoires rendue par l’Autorité - censée ne pas conclure au fond sur la définition des marchés et des pratiques – sur une procédure « stand alone » engagée devant les juridictions civiles.