Faits
Illumina Inc., une société établie aux États-Unis qui commercialise des solutions en matière d’analyse génétique et génomique par séquençage et par puces, souhaitait acquérir le contrôle exclusif de Grail LLC, une autre société établie aux États-Unis qui développe des tests sanguins de dépistage précoce des cancers. Cette opération n'avait pas été notifiée à la Commission européenne (la Commission) puisque ne dépassant pas les seuils de chiffre d'affaires prévus par le Règlement, elle n’avait pas de dimension européenne. Elle n’avait pas été davantage notifiée aux Etats membres de l’UE et de l’EEE dans la mesure où elle ne relevait pas davantage du champ d’application des législations nationales applicables en matière de contrôle des concentrations.
Pourtant, à la suite d’une plainte relative à l’opération, la Commission a invité les Etats membres à soumettre une demande renvoi sur le fondement de l’article 22 du Règlement. Cet article prévoit en son §1 qu’ « un ou plusieurs États membres peuvent demander à la Commission d'examiner toute concentration, telle que définie à l'article 3, qui n'est pas de dimension communautaire au sens de l'article 1er, mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d'affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande ».
Le 9 mars 2021, l’autorité de la concurrence française, rejointe par les autorités belges, grecques, islandaises, néerlandaises et norvégiennes ont demandé à la Commission d'examiner cette concentration sur la base de l’article 22 susmentionné et, par décision du 19 avril 2021, la Commission a accueilli cette demande et par lettre d’information a notifié sa décision aux entreprises concernées.
Ces dernières ont formé un recours contre cette décision de la Commission. Par un arrêt du 13 juillet 2022 (T-227/21), le Tribunal a rejeté ce recours et confirmé les décisions de la Commission. Illumina et Grail ont introduit des pourvois devant la Cour de justice de l’Union européenne (la Cour) les 22 et 30 septembre 2022 tendant à son annulation.
Question
L’article 22 du règlement n° 139/2004 sur les concentrations permet-il aux États membres qui disposent d’une telle réglementation de renvoyer à la Commission des opérations qui ne relèvent pas de cette réglementation et qui ne doivent donc pas faire l’objet d’une notification au niveau national ?
Solution
La Cour de justice annule l’arrêt attaqué, estimant que :
« le Tribunal a, à tort, déduit des considérants du règlement n° 139/2004 que l’article 22 de celui-ci constituait un « mécanisme correcteur » qui viserait un contrôle effectif de toutes les concentrations ayant des effets significatifs sur la structure de concurrence dans l’Union (pt. 201) […] il peut être déduit des considérants du règlement n° 139/2004 que si celui-ci tend à instaurer « [u]n instrument juridique spécifique [...] sous la forme d’un règlement qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence » (considérant 6), il vise également à mettre en place un système efficace et prévisible de contrôle, prenant en considération le besoin de sécurité juridique et fondé sur le principe du « guichet unique » (considérants 8 et 11). Ce système repose, tout à la fois, sur une répartition claire des tâches dévolues respectivement à la Commission et aux États membres et sur une définition précise des conditions de notification et de suspension qui s’imposent aux parties à une opération de concentration (pt 203).[…] Il résulte de l’ensemble de ces considérations que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 22, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement no 139/2004 en jugeant que les États membres pouvaient, dans les conditions qui y sont énoncées, présenter une demande au titre de cette disposition indépendamment de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations. C’est donc à tort que le Tribunal a jugé que c’était à bon droit que la Commission avait, par les décisions litigieuses, accepté la demande de renvoi et les demandes de jonction au titre de l’article 22 du règlement no 139/2004. (pt 218)
[…] Toutefois, ainsi que la Cour l’a jugé, l’article 21, paragraphe 1, du règlement no 139/2004 ne s’oppose pas à ce qu’une opération de concentration d’entreprises dépourvue de dimension européenne au sens de l’article 1er de ce règlement et située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national soit analysée par une autorité nationale de concurrence d’un État membre comme étant constitutive, par exemple, d’un abus de position dominante prohibé à l’article 102 TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale. Le règlement no 139/2004 ne saurait s’opposer à ce qu’une opération de concentration de dimension non européenne, telle que la concentration en cause, puisse faire l’objet d’un contrôle par les autorités nationales de concurrence et par les juridictions nationales au titre de l’effet direct de l’article 102 TFUE en recourant à leurs propres règles procédurales (arrêt du 16 mars 2023, Towercast, C-449/21, EU:C:2023:207, points 50et 53).» (pt 214).
Commentaire
Cet arrêt met un coup de frein brutal à la réinterprétation audacieuse que la Commission a faite de l’article 22 du Règlement (CE) n° 139/2004 dans ses orientations concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations (JOUE n° C 113/1, 31 mars 2021). En effet, la Commission expliquait les principes directeurs applicables au renvoi des affaires non soumises à l’obligation de notification en vertu de la législation du ou des états membres requérants. Les affaires visées par la Commission étaient notamment les « acquisitions tueuses », ces opérations par lesquelles de grands acteurs du numérique ou de la santé rachètent des start-ups innovantes afin d'éliminer la menace concurrentielle qu'elles représentent, et qui se situent souvent en dessous des seuils de compétence des autorités de concurrence.
Le premier apport de cet arrêt est sans conteste la validation par la Cour de justice du raisonnement du Tribunal concernant les méthodes à utiliser pour interpréter valablement cette disposition. La Cour de Justice a accueilli le principe d’interprétation d’un texte de l’Union au regard de son appréciation non seulement littérale mais également historique, contextuelle et téléologique. En effet, en l’espèce la lettre du texte ne permettait pas à elle-seule de répondre à la question posée.
Mais l’apport majeur et incontestable de cet arrêt est que dans le prolongement d’un examen rigoureux de l’ensemble des éléments en soutien de chaque méthode d’interprétation susvisée, La Cour conclut à l’absence de possibilité pour les états membres de renvoyer à la Commission l’examen d’une concentration en dessous des seuils de contrôle de l’état membre en question.
La solution contraire conduisait à autoriser le renvoi à la Commission par tout état membre d’une opération de concentration non notifiable tant au regard du Règlement (CE) n°139/2004, qu’au regard du droit national de l’état membre à l’origine du renvoi. Une telle solution allait à l’encontre des principes de sécurité juridique et de guichet unique instaurés par le Règlement n° 139/2004. En effet, les entreprise subissant la procédure instaurée par l’article 22 se voyaient contraintes dans leurs opérations d’acquisition par des procédures imprévisibles, retardant considérablement la vie des affaires. La responsabilité de la Commission pourrait être engagée par les entreprises victimes de l’interprétation contra legem de l’article 22 qui a donc été faite par la Commission.
Mais il ne faut crier victoire trop vite, puisque la Cour de Justice semble proposer des alternatives à l’absence de recours à l’article 22 pour contrôler les opérations en dessous des seuils. En effet, d’une part elle semble appeler les états membres qui le souhaitent à abaisser leurs propres seuils juridictionnels fondés sur le chiffre d'affaires prévus par la législation nationale (§ 217), et, d’autre part rappelle la Jurisprudence Towercast (affaire C-449/21) par laquelle la CJUE a jugé qu’une opération de concentration réalisée en dessous des seuils de chiffres d’affaires prévus par le Règlement (concentration de dimension non-communautaire) pouvait faire l’objet d’un contrôle par les autorités nationales de concurrence ainsi que par les juridictions nationale au regard de l’effet direct de l’interdiction « par exemple » de l’abus de position dominante prévue par la réglementation européenne. C’est sur le fondement de ce « par exemple » que l’Autorité de la concurrence a considéré que l’article 101 TFUE sanctionnant les ententes anticoncurrentielles était applicable à une opération de concentration située en dessous des seuils nationaux, considérant qu’il s’agit d’une disposition d’ « effet direct » (Aut. Conc., 2 mai 2024, DC n° 24-D-05, comm. N. Ereseo, LD Juin 2024).
Il faut espérer qu’il y ait toutefois une limite à l’application de ce raisonnement, pour les opérations de concentration qui se situent sous les seuils de contrôle, mais qui ne concernent pas « un marché de dimension nationale » au sens de l’arrêt Towercast, et n’affectent pas le commerce entre états membres, condition d’application des articles 101 et 102 du TFUE. Pour ces dernières, seules une modification des seuils nationaux pourraient permettre de les soumettre à un contrôle par l’Autorité de concurrence.
En effet, dans ce cas, les principes d’« effet direct » et la primauté des articles 101 et 102 du Traité ne sauraient être applicables : en droit national, le droit des concentrations ne relève pas d’un « droit dérivé » de celui qui encadre les pratiques anticoncurrentielles : la loi organise en deux titres distincts, exclusifs l’un de l’autre, Titre II Des pratiques anticoncurrentielles, et Titre III De la concentration économique. Or, et ce afin d’assurer le principe de sécurité juridique, il nous semble que seule l’adoption d’une loi instaurant le contrôle « ex-post » d’opérations de concentrations en dessous des seuils, pourrait permettre un tel contrôle par l’Autorité de la concurrence. Une telle modification législative instaurée dans d’autres pays de l’Union, tels la Hongrie, l’Irlande ou l’Italie, n’a toutefois pas été adoptée en France malgré une proposition de l’Autorité en 2018 non suivie d’effet.
Les entreprises qui envisagent des acquisitions en dessous des seuils de contrôle nationaux ou communautaires des concentrations économiques doivent désormais auto-évaluer « ex-ante » le marché susceptible d’être affecté par l’opération et analyser les effets de façon prospective. Rien que ça …