Faits
Le Tribunal de commerce de Lyon vient de rendre le premier jugement en réparation de pratiques anticoncurrentielles sur le fondement de l’affaire dite du « cartel des camions ».
On se souvient que la Commission européenne, par deux décisions, l’une du 19 juillet 2016 et l’autre en date du 27 décembre 2017 concernant spécifiquement Scania qui avait refusé la procédure de transaction (recours en annulation rejeté par le Tribunal de l’UE le 22 février 2022), a condamné pour pratiques anticoncurrentielles plusieurs constructeurs de camions pesant entre 6 et 16 t sur le fondement de l’article 101, §1 du Traité FUE pour entente sur les prix bruts des camions. Les constructeurs avaient, d’une part, échangé des informations sur les prix bruts et leur augmentation afin d’aligner les prix bruts dans l’EEE, et d’autre part, sur le calendrier et la répercussion des coûts afférents à l’introduction des technologies en matière d’émissions imposées par les normes Euro 3 à 6.
Les sociétés du groupe Colas, exerçant des activités dans le secteur des travaux de bâtiments, de génie civil et d’infrastructures de transport, ont acheté, pour leurs besoins, des camions de poids moyen (de 6 à 16 t) auprès de différents constructeurs pendant la période infractionnelle.
Elles ont assigné les constructeurs devant le Tribunal de commerce de Lyon afin de les voir condamnés solidairement à la réparation de leur préjudice au titre de l’entente sanctionnée par la Décision.
Le Tribunal se prononce, suite à une disjonction d’instance, sur les seules demandes concernant les constructeurs condamnés au titre de la décision du 19 juillet 2016.
Problème
Le Tribunal a eu à juger si la preuve de l’existence d’une faute, d’un préjudice certain et direct et d’un lien de causalité entre la coordination des prix bruts et le surcoût allégué sur les prix nets étaient établis en l’espèce.
Solution
Le Tribunal a rejeté les demandes en indemnisation des sociétés Colas.
Sur le fondement juridique de la présente instance
Les créances de réparation invoquées par les sociétés COLAS sont nées d’un fait générateur survenu antérieurement au 11 mars 2017 [date d’entre en vigueur de l’Ordonnance n° 2017-303 transposant la Directive 2014/104/UE « Dommages » ], c’est-à-dire entre le 17.01.1997 et le 18.01.2011. […] De fait les nouvelles dispositions du code de commerce n’étant pas applicables, la présente action est fondée sur les dispositions du l’article 1240 du Code civil relatif au régime de droit commun de la responsabilité civile délictuelle.
Sur la faute, le préjudice et le lien de causalité
Les défenderesses ont été reconnues fautives et sanctionnées par la Commission pour collusion, en vue de coordonner la tarification des prix bruts et l’introduction de certaines normes d’émission, ce dans l’espace économique européen et sur le marché des camions de poids moyen et lourd de 1997 à 2011 ; celles-ci ont toutes reconnu l’infraction et accepté une procédure transactionnelle.
Pour autant sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, il incombe aux sociétés COLAS qui se déclarent victime de ces agissements fautifs au titre des achats qu’elles ont effectués de 1997 à 2011, et entendent en demander réparation, de démontrer l’existence d’un préjudice personnel et certain, à savoir les échanges en vue de coordonner les prix bruts, et le surcoût allégué. […]
La démarche des sociétés COLAS apparait dans son ensemble très éloignée des conditions probatoires requises pour prétendre à l’existence d’un préjudice certain de surcoût d’achat, en lien avec la faute de collusion sur les prix bruts sanctionnée par la Commission Européenne.
La preuve que les échanges sur les prix bruts aient débouché sur une entente explicite sur les prix nets n’est pas apportée, le marché des camions apparaissant comme un marché atypique, par la diversité des produits, des critères d’achats et la réalité du mécanisme de fixation des prix.
La méthode de détermination du surcoût quant à elle, comporte une addition d’incertitudes, voire d’empirismes, dont il est démontré par les défenderesses qu’elles conduisent à une grande volatilité des résultats lorsque certains facteurs sont modifiés.
Les sociétés COLAS admettent in fine des difficultés à être plus précises, compte tenu en particulier des informations dont elle peuvent disposer au vu de l’ancienneté des faits, ce qui peut être facilement admis […]
La Décision a sanctionné une collusion des constructeurs sur les prix bruts ; l’existence d’une corrélation automatique des prix bruts et des prix nets sur le marché des camions n’est pas démontrée, et par conséquent l’existence d’un lien de causalité entre la coordination fautive des constructeurs et le préjudice de surcoût allégué affectant les achats des demanderesses n’est pas réellement démontré. […]
L’existence d’un surcoût et de son lien de causalité avec la faute sanctionnée par la juridiction européenne, tels qu’exposés par les sociétés COLAS, sont insuffisamment démontrés.
Analyse
Après discussions, on comprend que les Parties se sont accordées sur le fondement de l’action civile des demanderesses, à savoir le régime général de la responsabilité civile délictuelle (1240 du Code civil), au détriment des nouveaux articles L 481-1 à L 481-14 du Code de commerce.
En effet, faisant application de l’article 22-1 de la Directive « Dommages » le Tribunal a considéré que les dispositions nationales de transposition ne pouvaient s’appliquer rétroactivement à un fait générateur antérieur au 11 mars 2017, date de son entrée en vigueur. Les dispositions concernant les conditions de démonstration de la faute, du préjudice et du lien de causalité, sont en effet des dispositions substantielles « liées à la naissance, à l’engagement et à l’étendue de la responsabilité civile extracontractuelle des entreprises » qui ne sont pas susceptibles de s’appliquer rétroactivement (pour application des dispositions de la directive « Dommages » dans le temps, voir CJUE, 22 Juin 2022, affaire C-267/20, LD Juill/Août 2022 comm. K. Biancone). Le standard de preuve requis pour les demanderesses était alors élevé, ces dernières ne pouvant bénéficier du régime particulièrement favorable instaurant une présomption irréfragable de faute lorsque la décision de condamnation par une autorité de concurrence est définitive (L481-2 du Code de commerce) ou encore de préjudice découlant d’une entente entre concurrents (L481-7 du Code de commerce).
En conséquence, il appartenait à la victime d’apporter la preuve de son préjudice constitué par l’existence de surcoûts, à savoir la différence entre le prix effectivement payé et celui qui aurait prévalu en l'absence d'infraction au droit de la concurrence. N’ayant pas l’ensemble des éléments concernant leurs achats sur la période infractionnelle, les demanderesses produisaient un rapport comparant les prix d’un échantillon de 10 véhicules acquis lors d’un appel d’offre en 2019 à des véhicules acquis pendant la période infractionnelle. Toutefois, cette méthode fut largement remise en cause avec succès par les défenderesses qui n’ont eu aucun mal à contester les éléments de comparaison chiffrés tant du point de vue de l’échantillon de véhicules choisi, de l’évolution technique des véhicules, que des éléments extrinsèques qui ont pu affecter les prix sur une période de 14 ans.
Le recours à une expertise pour chiffrer cet éventuel surcoût demeurait nécessaire. Toutefois, cette mesure ne pouvait être justifiée que si les demanderesses étaient en mesure de démontrer que le surcoût allégué sur les prix nets résultait directement du cartel sur les prix bruts. Or, la Commission européenne identifiant une infraction par l’objet, ne s’est pas prononcé sur les effets anticoncurrentiels y afférents, privant en cela les demanderesses d’éléments leur permettant d’alléguer de tels effets sur les prix nets. Et cela, sans doute en raison de la complexité de l’analyse.
En effet, les paramètres affectant la revente des véhicules ne permettaient pas d’alléguer une répercussion automatique de la hausse des prix bruts sur les prix nets, ceci notamment du fait de (i) l’hétérogénéité des véhicules commercialisés, ces derniers étant configurés en fonction du cahier des charges de chaque client final, (ii) de l’hétérogénéité des remises accordées aux concessionnaires (primes de volumes et/ou primes commerciales globales ou ponctuelles), et enfin (iii) de l’influence de la politique commerciale du concessionnaire sur le prix net, ce dernier construisant son prix de revente en considération d’autres facteurs commerciaux globaux tels la reprise d’un véhicule (« buy-back ») ou encore la vente d’un contrat d’entretien ou de gestion de flotte.
Même si l’argument a priori de bon sens des demanderesses tenant à la finalité même du cartel pourrait être entendu, on ne peut que se réjouir qu’il ne suffise pas à présumer irréfragablement de la répercussion des prix bruts sur les prix nets. En effet, des échanges entre concurrents sur les prix bruts, s’ils sont illicites, n’emportent pas systématiquement l’effet escompté, en raison de la possibilité, du fait du marché, d’en contrebalancer les effets, en particulier en l’absence d’entente verticale.
Le nouvel article L 481-7 du Code de commerce établit d’ailleurs une présomption de lien de causalité entre une entente entre concurrents et le préjudice « jusqu’à preuve contraire ».