La Cour de Justice se penche sur les questions complexes de l’articulation entre le droit de la concurrence, le droit des brevets, et la liberté de tout opérateur économique de procéder à des transactions pour mettre fin à des litiges. En effet, lorsque des transactions ayant pour objet de mettre fin à des actions en contrefaçon de brevet et/ou en contestation de la validité des droits du titulaire du brevet, donnant lieu à un engagement de non contestation et de non concurrence sur le marché du princeps par le fabriquant du médicament générique (ci-après le « génériqueur »), en contrepartie d’indemnités transactionnelles à la charge du fabricant du princeps, sont conclues entre les deux parties, la question est de savoir si elles ne dissimulent pas, en réalité, un objet anticoncurrentiel visant à décourager le génériqueur à venir concurrencer le princeps (transactions dites « pay-for-delay »).
On se souvient qu’en France, le laboratoire Servier avait fait l’objet d’une condamnation pour de telles pratiques par le Tribunal de l’Union Européenne qui avait considéré ces transactions comme des ententes anticoncurrentielles par l’objet contraires à l’article 101 § 1 du Traité (TUE, 12 décembre 2018, Aff. T-691/14, LD fev. 2019, comm. JM Vertut ; Rev. Concurrences, n° 1-2019, comm. M. Debroux).
Faits La société GSK (« GSK ») était titulaire d’un brevet portant sur le principe actif d’un médicament antidépresseur, la paroxétine, ainsi que de brevets secondaires protégeant certains procédés de fabrication de ce principe actif. Ce brevet expirant en janvier 1999, elle s’est retrouvée confrontée, courant de l’année 2000, à l’entrée imminente sur le marché du Royaume Uni de plusieurs fabricants d’une version générique de ce principe actif. GSK a tout d’abord réagi en engageant des procédures en contrefaçon à l’encontre de certains de ces génériqueurs, qui reconventionnellement et de façon classique, ont contesté la validité des brevets secondaires de la société GSK. Les fabricants ont mis un terme à ces litiges en concluant des accords aux termes desquels les génériqueurs renonçaient, sur une période convenue, à entrer sur le marché, ainsi qu’aux procédures visant à contester la validité des brevets secondaires, en contrepartie de paiements de la part du fabricant du princeps. Ces accords ont été sanctionnés par la Competition and Market authority (« CMA ») qui a considéré qu’ils constituaient une violation de l’interdiction de conclure des accords restrictifs de concurrence, d’une part, et un abus de position dominante sur le marché pertinent du médicament de la proxétine, d’autre part. Dans ce contexte, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a été saisi aux fins d’examiner la légalité de la décision de la CMA concernant les interprétations des articles 101 et 102 du TFUE, par le Competition Appeal Tribunal elle-même saisie d’un recours.
Probléme n°1 – La conclusion de tels accords amiables entre le fabricant du principe actif du médicament princeps tombé dans le domaine public et les fabricants du médicament générique est-il constitutif d’une d’entente entre entreprises relevant de l’interdiction prévue à l’article 101§1 du TFUE ?
Solution –Les génériqueurs n’étant pas encore entrés sur le marché au moment de la conclusion des accords, se posait la question de l’existence d’un rapport de concurrence potentielle entre eux et le fabricant déjà présent sur le marché, ce rapport étant indispensable à l’application de l’interdiction. Pour la Cour, l’existence d’un rapport de concurrence potentielle est caractérisé dès lors que, (i) le fabricant de médicaments génériques a effectué des démarches préparatoires suffisantes démontrant sa ferme volonté de pénétrer le marché dans un délai susceptible de faire peser une forte pression concurrentielle sur le fabricant présent sur le marché, (ii) l’entrée sur le marché ne se heurte pas à des barrières insurmontables. Les démarches préparatoires peuvent à cet effet résulter des démarches administratives entreprises par le fabricant de médicaments génériques pour entrer sur le marché (procédure pour obtenir l’Autorisation de Mise sur le Marché), de démarches judiciaires (e.g. : actions visant à contester la validité des brevets du premier fabricant), ou encore la constitution de stocks de médicaments suffisants et le déploiement d’efforts commerciaux. Si l’existence d’un droit de propriété intellectuelle, tel un brevet doit être pris en considération pour apprécier l’existence de barrières insurmontables, sa seule existence et la présomption de validité y associée, ne constituent pas quant à elle une barrière insurmontable à l’entrée sur la marché. Les démarches préparatoires et l’absence de barrières insurmontables peuvent être en outre corroborées par des indices supplémentaires tels le caractère sérieux du litige opposant les différents fabricants ou encore la perception que se fait le fabricant présent sur le marché, de l’entrée sur le marché d’autres fabricants pour ses intérêts commerciaux. Sur l’existence d’un rapport de concurrence potentiel entre le fabricant du médicament princeps, et les génériqueurs, la Cour répond par l’affirmative.
Probléme n°2 – De tels accords amiables peuvent-ils être qualifiés d’une « restriction par l’objet » au sens de l’article 101 du TFUE ?
Solution - La Cour commence rappelle que cette notion est d’interprétation stricte. Dès lors, une pratique collusoire ne peut être qualifiée de « restriction par l’objet » que dans le cas où elle présente un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence. Pour apprécier ce caractère nocif, doivent être pris en considération les notions de biens et services affectés ainsi que les conditions réelles de fonctionnement de la structure du marché existant. Dans cette espèce, la Cour relève le caractère sensible du report à l’entrée sur le marché de version générique de médicaments, dès lors que ce report a pour effet de maintenir le monopole d’exploitation du titulaire du brevet du médicament. Dans ce contexte, le caractère nocif de l’accord de résolution amiable en présence peut être retenu dès lors que le transfert de valeurs prévu entre les différents fabricants au terme de l’accord n’a pas d’autre explication que l’intérêt commercial du titulaire du brevet sur le médicament princeps et du contrefacteur allégué qui dès lors qu’il n’a pas à se livrer à une concurrence par les mérites. Autrement dit, le transfert de valeurs au profit du génériqueur, qu’il ait été monétaire ou non, doit être tel qu’il est suffisamment avantageux pour inciter le fabricant de médicaments génériques à renoncer à entrer sur le marché.
La « restriction par l’objet » est alors caractérisée. La Cour tempère toutefois un tel raisonnement en indiquant à l’inverse qu’une telle restriction ne serait pas caractérisée en présence d’effets proconcurrentiels avérés de nature à faire raisonnablement douter du caractère suffisamment nocif de la pratique examinée. Si la Cour renvoie à la juridiction nationale le soin de vérifier l’existence de ces effets proconcurrentiels, elle relève toutefois dans l’espèce en présence leur caractère incertain et minime, lesquels se limitent notamment à une légère réduction du prix de la paroxétine ou encore l’absence de concurrence significative pour GSK.
Cette analyse s’inscrit dans la ligne des décisions adoptées par la Commission et le Tribunal, notamment dans l’affaire Servier (cf. supra).
Problème n°3 – De tels accords amiables peuvent-ils être qualifiés d’une « restriction par l’effet» au sens de l’article 101 du TFUE ?
Solution Pour ce faire, la Cour rappelle qu’il est nécessaire d’examiner le jeu de la concurrence dans le cadre réel où il se produirait et sans l’accord litigieux. Par conséquent, n’ont pas à être pris en considération par les autorités de concurrence au moment de cette analyse ni les chances de succès du fabricant de médicaments génériques dans les procédures de contestation des brevets du fabricant du médicament princeps, ni la probabilité qu’un accord moins restrictifs entre ces acteurs soit conclu.
Problème n°4 De tels accords amiables sont-ils constitutifs d’un abus de position dominante de la part du fabricant du médicament princeps tombé dans le domaine public ?
Solution : l’existence d’une éventuelle position dominante suppose au préalable d’identifier le marché pertinent sur lequel intervient l’entreprise soupçonnée d’une telle pratique. La Cour considère ici que ce marché est constitué par les versions princeps et génériques du médicament dès lors que le fabricant de ces dernières versions est en capacité d’entrer sur le marché à brève échéance, et avec une force suffisante pour en faire un contrepoids sérieux au fabricant du médicament princeps. Le fait que les médicaments génériques ne soient pas en mesure d’entrer sur le marché légalement avant l’expiration du brevet est quant à lui inopérant. S’agissant de l’abus de position dominante, la Cour commence par rappeler que la conclusion d’un accord de règlement amiable à l’issu d’un litige entre le titulaire d’un brevet et le contrefacteur allégué fait partie de l’essence même des droits du titulaire d’un droit de propriété intellectuelle. Toutefois, ce type d’accords est interdit lorsqu’ils ont pour objet de renforcer la position dominante de leur auteur ou encore visent à priver de potentiels concurrents avérés d’un accès effectif au marché pertinent. En l’espèce, l’objet même des accords conclus par le fabricant de médicaments princeps était d’obtenir la renonciation des génériqueurs sur le marché du médicament de la paroxétine. Pour la Cour, la conclusion de ces accords s’apparente, ce faisant, à la mise en place d’une stratégie d’ensemble du fabricant ayant pour effet de retarder l’entrée sur le marché des médicaments génériques contenant le principe actif. Ils constituent donc en tant que tel un obstacle à la concurrence. L’abus de position dominante est là aussi constitué.
Analyse : La Cour de justice se prononce pour la première fois sur la question complexe et sensible des accords « pay-for-delay » dans le secteur pharmaceutique. Les laboratoires pharmaceutiques doivent être particulièrement conscients lors de la conclusion d’accords transactionnels avec des laboratoires concurrents ou potentiellement concurrents, mettant fin à des litiges portant sur la contestation de leurs droits de propriété industrielle, des risques concurrentiels liés à ces accords et des très fortes amendes qui en résultent. Toutefois tous les accords transactionnels mettant fin à ces litiges n’ont pas nécessairement un objet anticoncurrentiel. La Cour de Justice présente dans cet arrêt une grille d’analyse concurrentielle particulièrement utile pour définir la frontière entre ces deux types d’accords. On soulignera le peu d’impact de l’analyse de la teneur des droits de propriété industrielle contestés au stade de la définition de la concurrence potentielle, et de l’objet anticoncurrentiel de l’accord. Les parties devront par ailleurs fixer de façon très précise le montant de la transaction en tenant compte de son impact sur l’intérêt du génériqueur à renoncer à une concurrence par les mérites. Un calcul financier complexe doit être anticipé par les Parties au regard du présent arrêt pour que leur accord ne tombe pas dans le champ des accords restrictifs de concurrence.
Dans les autres secteurs d’activité, les rédacteurs d’accords transactionnels faisant suite à un litige portant sur les droits de propriété intellectuelle d’un concurrent, devront être tout aussi prudents dans la définition des concessions réciproques des parties.