Si l’on sait que la participation, fusse-t-elle passive, à une réunion ayant un objet illicite constitue le terrain privilégié des condamnations des pratiques concertées entre concurrents, l’arrêt ici commenté offre une illustration originale de ce que pourrait être « la concertation numérique ». En l’espèce, un logiciel E-TURAS, administré et exploité par l’entreprise du même nom, offrait aux agences de voyage qui avaient acquis une licence d’exploitation, un système de réservation pour la vente de voyages par Internet. A cet égard, chaque agence de voyage licenciée disposait d’une messagerie électronique spécifique au système de réservation E-TURAS. Le 25 août 2009, le directeur d’E-TURAS a adressé à plusieurs agences de voyages, un courrier électronique par lequel il était demandé, conformément aux suggestions de certaines agences de voyage, de plafonner le taux des remises sur internet à 3%. A défaut, les taux de remises supérieurs seraient automatiquement ramenés à 3% par E-TURAS et, pour pouvoir accorder un taux supérieur, l’agence devait accomplir des formalités techniques supplémentaires. Le Conseil de la concurrence lituanien, a dès lors, condamné E-TURAS et les agences de voyages concernées sur le fondement de l’article 101 TFUE et leur a infligé des amendes pour s’être entendues sur les remises accordées par l’intermédiaire du logiciel. Devant la Cour administrative Suprême de Lituanie, le Conseil de la Concurrence soutenait que l’absence d’opposition des agences, qui avaient nécessairement eu connaissance du message, s’analysait en un acquiescement tacite à la pratique concertée, bien que certaines requérantes alléguaient ne jamais avoir eu connaissance du message litigieux. La Cour Administrative interroge alors la CJUE : -Peut-on considérer que ces opérateurs devaient nécessairement avoir connaissance du message diffusé et que, en ne s’opposant pas à la limitation des remises effectuée, ils y ont tacitement acquiescé ?- A défaut, quels sont les facteurs à prendre en considération pour caractériser une pratique concertée dans les circonstances d’espèce ? En d’autres termes, la simple réception d’un e-mail ayant un objet anticoncurrentiel peut-elle suffire à caractériser une participation à la pratique concertée ?
Si le droit de l’union régit le fond du droit, c’est-à-dire les conditions de la pratique concertée et la présomption d’acquiescement (voir en ce sens décision récente de l’Autorité française de la Concurrence, 15 décembre 2015, n°15-D-19), le règlement n°1/2003 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence ne comporte pas de disposition relative à l’appréciation des preuves dans le cadre d’une procédure nationale d’application de l’article 101 TFUE. Dès lors, le principe d’autonomie procédurale qui en découle implique qu’il appartient aux Etats membres de définir le standard de preuve requis pour établir si les destinataires ont eu connaissance du contenu du message. Cette autonomie est néanmoins encadrée par le principe d’équivalence (les règles qui en découlent ne doivent pas être moins favorables que celles régissant des situations similaires soumises au droit interne) et d’effectivité (elles ne doivent pas rendre impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union) et surtout par le principe de la présomption d’innocence consacré à l’article 48 de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne. Conformément à ce principe fondamental, la Cour conclut que le simple envoi d’un message ne saurait constituer la présomption selon laquelle les entreprises en ont pris connaissance sans être conforté par d’autres indices objectifs et concordants appréciés souverainement par la juridiction de renvoi. La Cour précise cependant que cette présomption doit pouvoir être réfutée par les entreprises par la démonstration qu’elles n’ont pas reçu le message, ou n’ont pas consulté la rubrique en question ou l’ont consulté après un certain temps.
En revanche, la Cour semble considérer comme découlant d’une règle de fond du droit de l’Union la présomption selon laquelle une entreprise ayant eu connaissance du message puisse être supposée y avoir tacitement acquiescé eu égard à la mise en place d’une restriction technique au déplafonnement des remises. La Cour fait application de sa jurisprudence relative au standard de preuve de la participation d’une entreprise à une pratique concertée selon laquelle cette présomption peut être renversée dès lors que l’opérateur prouve qu’il s’est « distancié publiquement de cette pratique » ou l’a dénoncée aux entités administratives ou par d’autres preuves, telle l’application systématique d’une remise excédant le plafond en cause.
Concernant la réfutation par distanciation publique, la Cour adapte sa jurisprudence en l’espèce en jugeant que cette distanciation puisse être constituée par une « objection claire et explicite » au seul administrateur du logiciel E-TURAS. En effet, la Cour de Justice a jugé dans l’arrêt récent Total marketing Services/Commission (CJUE 26 mars 2015, C-634/13 P) que la distanciation publique devait être faite à l’égard de tous les participants à la pratique concertée. Dans cette affaire, le représentant de la société requérante, qui s’était rendu à une réunion ayant un objet anti-concurrentiel (discussion sur les prix entre concurrents, stratégie commerciale), prétendait s’être publiquement distancié de l’entente dès lors qu’il avait décidé d’annuler sa participation aux réunions suivantes. Cet argument a été rejeté dès lors que ce dernier avait continué de recevoir des invitations de la part des autres participants qui lui avait même réservé une chambre. L’absence de distanciation a ainsi été analysée selon la perception des autres participants. Classiquement, la distanciation, interprétée restrictivement, nécessite un écrit adressé à l’ensemble des participants (TPICE, T 303/02, 5 décembre 2006, Westfalen Gassen Nederland BV) et non pas un simple courrier adressé au représentant de l’association professionnelle dans le cadre de laquelle l’entente est organisée (CJUE, 3 mai 2012,C 290/11 P). Néanmoins, force est de constater que dans le cas d’espèce, où il semblait matériellement difficile de connaitre les destinataires, la Cour accepte la preuve « d’une objection claire et explicite adressée à l’administrateur ».
Concernant la possibilité pour les entreprises demeurant actives sur le marché de renverser la présomption de causalité entre la concertation entre concurrents et leur comportement sur le marché, la Cour précise que ces dernières pourront démontrer l’absence d’adhésion à la pratique si elles établissent avoir pratiqué « systématiquement » des remises supérieures au plafond. Le caractère « systématique » de l’absence de mise en œuvre de la pratique dénote le caractère particulièrement restrictif de la possibilité de renverser la présomption.
Il est rappelé que lorsqu’une autorité ou une juridiction nationale applique le droit européen de la concurrence, elle doit faire application des principes relatifs à la preuve de l’adhésion à une pratique concertée développés par la Cour de Justice (affaire T-Mobile C-8/08). Ainsi, l’Autorité nationale de concurrence ne pourra faire application d’un standard de preuve plus élevé dans l’appréciation des pratiques concertées entre concurrents. Par exemple, la jurisprudence établie par le Conseil de la concurrence selon laquelle la participation d’une entreprise à une seule réunion entre concurrents ayant un objet anticoncurrentiel, dans le cadre d’une organisation professionnelle, ne suffit pas à caractériser la concertation et doit être complétée par la preuve de participation à des réunions ultérieures ou la mise en œuvre de la pratique (déc. n° 05-D-03 du 10 fèvr.2005), ne peut plus être invoquée si le commerce entre états membres est affecté.