Faits
Suite à la condamnation par la Commission européenne du « cartel des camions », à savoir une entente horizontale sur les prix des véhicules, leur augmentation, et le calendrier de répercutions des coûts de mise en conformité avec les nouvelles normes en vigueur (décision du 19 juillet 2016, C (2016) 4673 final), entre 15 fabricants de camions, une entreprise espagnole ayant acheté deux camions auprès d’une filiale d’un membre du cartel, assigne cette dernière en dommages et intérêts devant la juridiction espagnole. Le Tribunal de première instance la déboute de son action estimant qu’elle ne pouvait être dirigée contre la société filiale, non visée dans la décision de la Commission. En effet, la loi espagnole prévoit l’imputabilité à la société mère du fait des comportement de sa filiale, mais non le contraire. La demanderesse interjette appel et la Cour d’appel décide d’interroger la Cour de Justice au titre de questions préjudicielles.Question
En substance, une action en dommages et intérêts peut-elle être dirigée contre une filiale à la suite d’une décision de la Commission constatant des pratiques anticoncurrentielles de la société mère, et, le cas échéant, dans quelles conditions ?Solution
La Cour a décidé que (points 51, 52, 61) :[…] dans des circonstances où l’existence d’une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE a été établie dans le chef d’une société mère, il est loisible à la victime de cette infraction de chercher à engager la responsabilité civile d’une société filiale de cette société mère plutôt que celle de la société mère […]. La responsabilité de cette société filiale ne peut toutefois être engagée que si la victime prouve, soit en s’appuyant sur une décision adoptée au préalable par la Commission en application de l’article 101 TFUE, soit par tout autre moyen, en particulier lorsque la Commission est restée silencieuse sur ce point dans ladite décision ou n’a pas encore été amenée à adopter de décision, que, eu égard, d’une part, aux liens économiques, organisationnels et juridiques […] et, d’autre part, à l’existence d’un lien concret entre l’activité économique de cette société filiale et l’objet de l’infraction dont la société mère a été tenue responsable, ladite filiale constituait avec sa société mère une unité économique.
Il ressort des considérations qui précèdent qu’une telle action en dommages et intérêts introduite à l’encontre d’une société filiale suppose que le requérant prouve, pour constater l’existence d’une unité économique entre une société mère et la société filiale […], les liens unissant ces sociétés mentionnés au point précédent de celui-ci, ainsi que le lien concret […] entre l’activité économique de cette société filiale et l’objet de l’infraction dont la société mère a été tenue responsable. Ainsi, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, la victime devrait établir, en principe, que l’accord anticoncurrentiel conclu par la société mère pour lequel celle-ci a été condamnée concerne les mêmes produits que ceux que commercialise la société filiale. Ce faisant, la victime démontre que c’est précisément l’unité économique dont relève la société filiale, ensemble avec sa société mère, qui constitue l’entreprise ayant effectivement commis l’infraction constatée préalablement par la Commission au titre de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, conformément à la conception fonctionnelle de la notion d’« entreprise » retenue au point 46 du présent arrêt.
[…] la possibilité, pour le juge national concerné, de constater une éventuelle responsabilité de la société filiale pour les préjudices causés n’est pas exclue du simple fait que, le cas échéant, la Commission n’a adopté aucune décision ou que la décision par laquelle elle a constaté l’infraction n’a pas infligé à cette société une sanction administrative.
Analyse
Les actions des victimes de pratiques anticoncurrentielles en réparation du dommage causé relève des règles afférentes à la responsabilité civile. Elles devraient donc classiquement être dirigées vers la personne auteur de la faute. Pourtant en l’espèce, la Cour de Justice expose une conception large de l’imputabilité en étendant la notion d’ « unité économique » spécifique aux procédures infractionnelles (i.e. « public enforcement »), aux procédures civiles en indemnisation des victimes (i.e. « private enforcement »). La Cour considère que la responsabilité incombe à « entreprise » qui constitue une notion autonome au sens du droit de l’Union, qui s’entend comme une « unité économique autonome », parfaitement distincte de la notion de « société » ou de « personne morale ». La Cour rappelle en effet dans cet arrêt que « la détermination de l’entité tenue de réparer le préjudice causé par une infraction à l’article TFUE est directement régie par le droit de l’Union » (§ 34). En conséquence, une législation nationale contraire ne peut s’appliquer en vertu du principe de primauté du droit communautaire. En l’espère la loi espagnole ne prévoyait, en effet, qu’une responsabilité ascendante de la filiale vers la société mère. Selon la Cour, cette notion ne saurait avoir une portée différente dans le cadre du « public enforcement » et du « private enforcement », et ce afin d’assurer la plein efficacité des règles de concurrence. Les contours de cette solution avait déjà été esquissées dans le cadre de l’arrêt Skanska (CJUE, 14 mars 2019, Skanska Industrial Solutions e.a., C‑724/17, EU:C:2019:204), auquel le présent arrêt fait plusieurs fois référence. Dans cet arrêt la Cour avait étendu l’application du principe de continuité économique au « private enforcement », imposant à la société ayant repris les actifs des entreprises auteurs des pratiques anticoncurrentielles, d’indemniser les victimes de ces pratiques dans le cadre du « private enforcement ».Selon la Cour, pour engager la responsabilité de la filiale, la victime de la pratique devra apporter une double preuve : (i) que le lien unissant la filiale et la société mère auteur qualifie l’unité économique, à savoir que « la filiale ne détermine pas de façon autonome, au moment de la commission de l’infraction, son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont données par la société mère, eu égard en particulier aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent ces deux entités juridiques » (§43), et (ii) « le lien concret […]entre l’activité économique de cette société filiale et l’objet de l’infraction dont la société mère a été tenue responsable ».
S’agissant de la première branche de la preuve, on comprend à la lecture du § 43 précité et au principe d’application harmonisée de la notion d’ « unité économique » énoncé par la Cour, que ce lien devrait s’apprécier « au moment de la commission de l’infraction ». Une question émerge alors quant au standard de preuve à appliquer dans ce cas. La victime bénéficiera-t-elle de la présomption capitalistique appliquée en matière de « public enforcement » ? En effet, il ne sera pas aisé pour la victime de démontrer ce lien interne aux sociétés d’un même groupe. S’agissant de la seconde branche de la preuve, il s’agit ici d’une nouveauté par rapport aux règles de l’imputabilité en matière de « public enforcement ». En effet, la filiale ne pourra être tenue pour responsable que si son activité est en lien avec l’objet de l’infraction. Là encore, des précisions devront être apportées : s’agit-il d’une activité sur le même marché ou concernant, de façon plus restrictive, les mêmes produits ? Enfin, la Cour précise que ce principe pourra s’appliquer tant dans les actions « follow on », lorsqu’une décision de condamnation a été prononcée, que « stand-alone », lorsque la société mère n’a pas été condamnée et que la victime doit apporter la preuve de la pratique. Les incertitudes sur l’application de la solution proposée par la Cour, et sa complexité de mise en œuvre, conduisent à la prudence et à inciter les victimes de pratiques anticoncurrentielles à agir tant à l’encontre de la société mère auteur, que de la filiale, et ce malgré les contraintes procédurales et les coûts parfois dissuasifs d’une assignation internationale. On rappelle qu’en l’espèce les demandes étaient de 22 204.35 Euros.