Les rabais d’exclusivité accordés par une entreprise dominante sont par nature anticoncurrentiels
Tribunal de l’Union européenne, 12 juin 2014, affaire T-286/09
Le Tribunal confirme l’amende record de 1,06 milliard d’euros infligée par la Commission Européenne à Intel pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché mondial des processeurs x86, en mettant en place d’une part, un système tarifaire reposant sur l’octroi de rabais d’exclusivité auprès des quatre principaux fabricants d’ordinateur (de 2002 à 2005 pour Dell, NEC et HP, et de janvier à décembre 2007 pour Lenovo) et d’autre part l’octroi de paiements directs à trois fabricants d’ordinateurs pour stopper, retarder ou limiter le lancement de produits spécifiques intégrant des puces du seul concurrent d’Intel AMD (restrictions non déguisées) (Comm. CE, 13 mai 2009).
Devant le Tribunal, Intel contestait la qualification juridique des rabais et paiements et faisait valoir que la Commission était tenue de procéder à une appréciation du contexte factuel global en vue de déterminer si les rabais et paiements incriminés étaient susceptibles de restreindre le jeu de la concurrence en ayant effectivement conduit à l’éviction du seul concurrent, AMD invoquant l’appréciation par les effets mises en avant par la Commission dans ses « orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 82 du traité CE aux pratiques d’éviction abusive des entreprises dominantes » publiées le 24 février 2009 (ci-après les « orientations sur 82 TCE »). En effet, AMD s’était malgré tout développé et les prix des processeurs sur le marché avaient baissé.
Le Tribunal rappelle (cf. jurisprudence Hoffmann-Laroche) qu’il existe trois types de rabais pouvant être accordés par une entreprise en position dominante : (i) les rabais quantitatifs : ce sont les rabais liés exclusivement au volume des achats effectués auprès d’une entreprise en position dominante, reflétant les gains d’efficience et économie d’échelle réalisée par l’entreprise en position dominante.
Ils sont généralement considérés comme ne constituant pas d’abus de position dominante au sens de l’article 102 du TFUE (pt. 75) ; (ii) les rabais d’exclusivité, dont l’octroi est lié à la condition que le client s’approvisionne pour la totalité ou une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante (pt. 74) ; (iii) les autres systèmes de rabais dans lesquels l’octroi d’une incitation financière n’est pas directement lié à une condition d’un approvisionnement exclusif ou quasi exclusif auprès de l’entreprise en position dominante, mais où le mécanisme de l’octroi du rabais peut aussi revêtir un effet fidélisant anticoncurrentiel (tel celui lié à un objectif de vente individualisé) (pt. 78).
Le Tribunal qualifie les rabais accordés par Intel de rabais d’exclusivité relevant de la deuxième catégorie et décide que : « c’est uniquement dans le cas des rabais relevant de la troisième catégorie qu’il est nécessaire d’apprécier l’ensemble des circonstances, et non dans le cas des rabais d’exclusivité relevant de la deuxième catégorie. Cette approche se justifie par le fait que les rabais d’exclusivité accordés par une entreprise en position dominante ont par leur nature même la capacité de restreindre la concurrence» (pt. 85).
Le Tribunal justifie son appréciation par l’effet de levier généré par l’entreprise en position dominante sur la part non disputable de la demande du client : lorsqu’un rabais d’exclusivité est accordé par l’entreprise dominante, le concurrent doit offrir des conditions attrayantes pour les unités qu’il peut fournir (part disputable de la demande) mais également une compensation pour la perte du rabais d’exclusivité. Ainsi l’octroi d’un tel rabais rend structurellement plus difficile la possibilité pour un concurrent de soumettre une offre à un prix attrayant et donc d’accéder au marché. Il n’est pas nécessaire de démontrer que le concurrent est tenu de pratiquer des prix négatifs pour accéder au marché, le simple accès plus difficile suffit à caractériser l’infraction. Et ce, alors même que la part du marché lié par le système tarifaire est limitée : en l’espèce, seuls 14 % du marché global étaient concerné pendant la durée totale des pratiques.
Cette décision d’appréciation exclusivement juridique des rabais d’exclusivité accordés par une entreprise dominante n’est pas conforme aux orientations sur 82 TCE qui prévoient expressément d’examiner si le système de rabais permet d’entraver d’expansion ou l’entrée même de concurrents aussi efficaces.
Le Tribunal fonde sa solution sur la jurisprudence communautaire (not. CJUE, 19 avril 2012, Tomra Systems e.a./Commission, C-549/10P), tout en rappelant que les orientations de la commission n’ont pas vocation à s’appliquer à une procédure que la Commission avait déjà ouverte avant sa publication (pt. 154 et 155).
Cette jurisprudence d’interdiction per se des rabais d’exclusivité accordés par une entreprise en position dominante aura-t-elle donc vocation à survivre pour les pratiques mises en place postérieurement à la publication des orientations de la Commission du 24 février 2009 ? Affaire à suivre…
Karine BIANCONE