CA Paris, Pôle 5, 19/01/2021, nº 20/00589
Pronateur ou supinateur ? A l’agent/distributeur de chausser la demande indemnitaire adaptée
Une société de droit français est chargée de commercialiser des chaussures de course et vêtements de marque américaine Brooks pour le compte de la filiale éponyme de droit allemand. Un contrat d’agent commercial régit ces relations de 2003 à 2013. Suite à une réorganisation de la distribution en Europe, il est mis fin au contrat d’agent par la signature d’un protocole transactionnel (indemnité : 620.000 €). La société française noue néanmoins des relations commerciales avec la filiale néerlandaise postérieurement audit protocole. Dans un premier temps sans contrat puis par contrat de distribution sélective conclu en 2015. Fin 2015, la société française, qui n’est plus livrée, assigne la filiale néerlandaise pour obtenir réparation du préjudice subi du fait de la rupture brutale des relations (sur le fondement de l’ancien L442-6-I-5) et la rupture abusive du contrat. Seule la première des demandes intéresse le présent commentaire. A ce titre, considérant que l’activité d’achat/revente était déjà existante en 2003, l’agent/distribteur considère que le point de départ de la relation doit être fixé en 2003 et que la durée des relations est de 15 ans. La Cour rejette cette demande et apprécie, pour ce faire, plusieurs paramètres.
Problème n°1 – La faiblesse du chiffre d’affaires peut-elle écarter l’application des dispositions relatives à la rupture brutale des relations ?
Solution – La Cour précise à ce titre que la notion de relation commerciale établie suppose « une certaine intensité » et une « certaine stabilité du flux d’affaires avec son partenaire commercial ». Or,il est relevé que l’activité d’achat/revente, si elle était bien démontrée dès 2003, concernait un volume d’achats « qui ne dépassait pas 16.000 € en 2007, 22.000 euros en 2008, pour passer à 11.000 € en 2009 et 40.000 € en 2010 a toujours été résiduel par rapport au chiffre d'affaires et accessoire à l'activité d'agent commercial, puisqu'elle a déclaré corrélativement 115.720 € de commissions au titre du contrat d'agence en 2007, 123.153,27 € en 2008, 214.181 € en 2009 et 240.703 € en 2010 ». Ce faisant, cette activité résiduelle exclut l’application des dispositions précitées.
Observation – La stabilité de la relation, et donc la croyance légitime de sa poursuite, serait donc incompatible avec un faible chiffre d’affaires. D’autres décisions vont en ce sens : « la relations représente 0,4% du chiffre d’affaires du demandeur, et ce de manière fluctuante, interdit d’identifier le caractère significatif de la relation » (CA Paris 23/11/2018, n°15/11380). Le secteur d’activité de la vente de vêtements, au sein duquel opèrent les parties au litige, avait en outre déjà été analysé. Ce dernier se caractérise en effet par « la fluctuation du chiffre d’affaires et le faible nombre de références qui excluent toute relation stable et exclusive d’une croyance légitime en leur continuité » (Com. 27/03/2019, n°17-18047). Relevons néanmoins que ce paramètre n’exclut pas automatiquement l’application de ces dispositions (CA Basse-terre, 25/03/2019, n°17-01771). Ce d’autant qu’en l’espèce cette activité d’achat/revente oscillait entre 10 et 15% du chiffre d’affaires de la société française. Était-elle donc si faible ?
Problème n°2 – Le fait que cette activité soit accessoire à l’activité principale d’agence commerciale exclut-il l’application des dispositions relatives à la rupture brutale, ce d’autant qu’un protocole transactionnel a été conclu à ce titre ?
Solution – Outre la faiblesse du chiffre d’affaires, la Cour relève que le contrat d’agence interdisait toute activité de distribution à l’exception de la « seule activité accessoire promotionnelle ». C’est donc à l’occasion de son rôle promotionnel d’agent que la société française pouvait participer à des marathons et autres manifestations sportives « au cours desquelles elle était autorisée à tenir des stands et vendre des produits ». Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour en conclut qu’«il n’est pas établi qu’il ait existé un contrat de distribution distinct du contrat d’agent commercial entre 2003 et 2013 ». Ce faisant, l’activité de distribution sur cette période ne peut être revendiquée « dès lors qu’elle était couverte par le contrat d’agent commercial, qu’elle a été rompue et a déjà été indemnisée ».
Observation – Cette relation accessoire de distribution doit donc s’apprécier au regard de l’activité principale d’agence et entraîner l’application des règles spéciales pour l’ensemble de la relation. L’on sait que les dispositions de l’ancien article L442-6-I-5° sont en effet inapplicables à l’agent. Mais ici l’agent achetait et revendait à titre accessoire. Cette décision, écartant l’accessoire au bénéfice de l’activité principale, fait indirectement écho à celle commentée par la Lettre le mois dernier (LD CA Metz 10/12/2020 n°17-03248). Une différence néanmoins : les activités d’agence et de distribution ne s’inscrivent pas ici dans deux temporalités distinctes. Cette relation est apparemment complexe, embrassant aussi bien l’intermédiation (rémunérée par une commission) que l’achat/revente accessoire (rétribuée par une marge). La prépondérance de la première de ces activités exclut donc les dispositions relatives à la rupture brutale des relations (CA Paris 21/02/2020 n°17-23205). Une solution inverse, permettant à la victime de la rupture de faire une application distributive des textes – et donc se fonder aussi bien sur l’article L134-12 que sur les dispositions de article L442-1-II – est néanmoins parfois retenue (CA Paris 27/09/2017 n° 15/23741; contrat d’agent écrit et relation verbale de distribution). Dans cette dernière hypothèse (application distributive des textes), les effets du protocole transactionnel auraient-ils été limités à l’activité et au statut d’agent commercial ? Rien n’est moins sûr. Au sens de l’article 2048 du code civil (“Les transactions se renferment dans leur objet : la renonciation qui y est faite …ne s'entend que de ce qui est relatif au différend qui y a donné lieu”), la transaction doit en principe être interprétée de façon restrictive. Autrement dit, l’effet obligatoire attaché à la transaction relative à un différend d’agence commerciale – qui ne traiterait pas de l’activité d’acheteur/revendeur de ce dernier – ne saurait s’étendre aux éléments sur lesquels les parties ne se sont pas entendues et donc la rupture des relations. Le doute est néanmoins permis dès lors que le différend – dont elle est l’objet – s’analyse, au-delà des termes du protocole, en référence à l’intention des parties quant à « une suite nécessaire de ce qui est exprimé » (art.2049 C.Civ). Cet aléa identifié, le rédacteur prendra soin de s’assurer au regard des éléments factuels de la relation, des missions réellement effectuées par l’agent ainsi que l’ensemble des flux financiers entre les sociétés, si une activité d’achat/revente – même accessoire – a été développée. Si tel est le cas, il sera opportun de faire clairement apparaitre au protocole l’ensemble de ces relations, les différents fondements textuels envisageables pour obtenir réparation et prévoir une indemnité transactionnelle forfaitaire, globale et définitive au titre de l’ensemble des relations contractuelles et commerciales.
Problème n°3 – La société de droit français faisait en outre valoir la poursuite des relations par la filiale néerlandaise suite à la conclusion du protocole avec la filiale allemande. Ces relations constituent-elles un tout permettant de fixer le point de départ des relations à la conclusion du contrat d’agent ?
Solution - La Cour considère que « la reprise par la société néerlandaise d’une relation antérieure n’étant pas établie et le contrat de distribution du 5 mai 2015 ne précisant rien à ce titre. Aucune modification structurelle ou substitution de personne morale n’ayant eu lieu, contrairement à ce que soutient la société (française), il ne peut être retenu que des relations se soient poursuivies avec deux entités distinctes simplement parce que la société (française)aurait conservé le même numéro de client et que ces sociétés mentionneraient le même service commercial pour la France. » Dès lors, « les critères de suivi, stabilité et pérennité, nécessaire pour retenir l’existence d’une relation commerciale établie, ni d’une quelconque antériorité avant le 5 mai 2015 » n’étant pas justifiés, les demandes sont écartées.
Observation - Cette solution est classique dès lors que nouer des relations avec différentes filiales d’un même groupe ne permet pas en principe de justifier d’une « relation commerciale unique ». Le groupe est en effet « dépourvu de la personnalité morale » (CA Paris, 27/11/2017, n°15-24236 ; Com, 16/10/2019, n°18-10806). Des exceptions ont néanmoins été consacrées par la jurisprudence. Tel est le cas d’une action de concert entre les sociétés du groupe (CA Paris, 20/12/2017, page 78, n°15-20154), voire lorsque le changement de partenaire au sein du même groupe résulte d’une restructuration de celui-ci (CA Paris, 31/07/2019, n°16-16415 ; CA Paris, 13/09/2017, n°16/04443). L’interprétation de la Cour est ici très stricte. La réorganisation de la distribution des produits Brooks France en partenariat avec l’agent/ distributeur, l’immixtion possible des filiales allemandes et néerlandaises aurait pu permettre en effet d’écarter l’absence de personnalité morale du groupe au profit de la continuité des relations souhaitées par les parties. L’ensemble des demandes de la société française au titre de la rupture brutale des relations sont ainsi rejetées. Néanmoins, cette dernière obtient gain de cause sur le fondement de la rupture abusive du contrat par la filiale néerlandaise. Parmi la gamme proposée, cet agent/distributeur a donc trouvé chaussure juridique à son pied.
Aymeric LOUVET