La Cour suprême hongroise a saisi la Cour de Justice de l’Union Européenne de questions préjudicielles dans une affaire concernant la fixation d’une commission multilatérale d’interchange (CMI) réglée par les banques acquéreuses aux banques émettrices de cartes de crédit, entre 22 banques et les entreprises de cartes de crédit, Mastercard Europe SA et Visa Europe Ltd. Cet accord parfaitement officiel, a perduré entre 1996 et 2008.
La Cour suprême hongroise pose quatre questions préjudicielles :
1°) Un même comportement peut-il être qualifié d’infraction à la fois par son objet anticoncurrentiel et par ses effets anticoncurrentiels ?
2°) L’accord conclu entre des banques membres hongroises constitue-t-il une restriction de la concurrence par son objet dans la mesure où il fixe à un montant uniforme pour les deux entreprises de cartes de crédit Visa et MasterCard la commission d’interchange revenant aux banques émettrices en contrepartie de l’utilisation des cartes desdites entreprises ?
3°) Les entreprises de cartes de crédits — Visa et MasterCard —
doivent-elles être considérées comme parties à l’accord interbancaire, même si
elles n’ont pas participé directement à la détermination du contenu de l’accord
mais ont permis la conclusion de cet accord, et l’ont également accepté et
appliqué, ou faut-il conclure à l’existence d’une pratique concertée entre
elles et les banques ayant conclu l’accord ?
4°) Une autorité de concurrence est-elle tenue, aux fins d’établir une
infraction à l’article 101, § 1, TFUE, de préciser expressément s’il
s’agit d’un accord ou d’une pratique concertée ?
Les réponses proposées à la Cour par l’Avocat général sont les suivantes :
« 1°) un même comportement d’une entreprise est susceptible d’être qualifié d’infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE par son objet et par ses effets restrictifs de concurrence sur le marché intérieur simultanément ;
2°) il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier dans quelle mesure l’accord CMI constitue une restriction par son objet même. Pour ce faire, la juridiction de renvoi doit tout d’abord examiner la teneur et l’objectif de l’accord en vue de déterminer s’il relève d’une catégorie d’accords dont il est généralement reconnu, au regard de l’expérience, qu’ils sont préjudiciables à la concurrence. Si elle constate que tel est en effet le cas, la juridiction de renvoi se doit ensuite de vérifier qu’une telle conclusion n’est pas remise en cause par des considérations tenant au contexte juridique et économique dans lequel s’insère cet accord en particulier. La juridiction de renvoi devrait tout particulièrement vérifier si une autre justification selon laquelle l’accord CMI aurait pour logique de favoriser la concurrence est, à premier vue, plausible, en tenant également compte de la période au cours de laquelle l’accord a été appliqué ;
3°) il n’est pas exigé d’une autorité de concurrence, lorsqu’elle établit une infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, qu’elle qualifie une forme déterminée de comportement d’accord ou de pratique concertée, à condition qu’elle apporte la preuve des éléments constitutifs des différentes formes d’infractions alléguées ;
4°) dans une situation telle que celle en cause au principal, dans laquelle les entreprises de cartes de crédit n’ont pas participé directement à la détermination du contenu de l’accord dont il est allégué qu’il est contraire à l’article 101, paragraphe 1, TFUE, mais ont permis sa conclusion et l’ont également accepté et appliqué, circonstances qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, lesdites entreprises peuvent être tenues pour responsables d’une telle infraction ».
Les conclusions de l’Avocat général présentent un intérêt particulier quant à leurs développements présentant la méthode d’analyse et d’identification de la restriction de concurrence par l’objet.
Après avoir rappelé que l’article 101 § 1 du TFUE avait un champ d’application large couvrant les accords ayant un objet anticoncurrentiel, des effets anticoncurrentiels ou les deux simultanément, il précise que la distinction entre les deux catégories d’accords « repose davantage sur des considérations d’ordre procédural ».
En effet, une démonstration d’un accord anticoncurrentiel par les « effets » requière un degré d’analyse plus poussé du contexte économique de l’accord, une fois exclue la qualification de l’infraction par « l’objet ».
Concernant cette dernière, l’avocat général propose la méthodologie suivante :
« La première étape consiste pour l’autorité à se concentrer principalement sur le contenu des dispositions de l’accord et ses objectifs afin de vérifier si l’accord incriminé relève d’une catégorie d’accords dont le caractère nocif est, au vu de l’expérience acquise, avéré et facilement décelable » (pt. 42).
« La deuxième étape consiste pour l’autorité de concurrence à vérifier que la nature anticoncurrentielle présumée de l’accord, déterminée à l’issue d’une appréciation purement formelle de celui‑ci, n’est pas remise en question par des considérations liées au contexte économique et juridique dans lequel il a été mis en œuvre. Pour ce faire, il y a lieu de prendre en considération la nature des biens et des services affectés ainsi que les conditions réelles du fonctionnement et de la structure du ou des marchés en question (pt.42).
Ce faisant, l’analyse d’une restriction par objet ne saurait être purement abstraite, complètement détachée de la réalité, et ce, « même lorsque l’on a à faire à des formes de comportement telles que la fixation des prix, le partage du marché ou l’interdiction d’exporter dont il est plus généralement reconnu qu’elles sont particulièrement nocives à l’égard de la concurrence » (pt. 46), sans quoi « elle pourrait donner lieu à la condamnation d’accords inoffensifs voire favorables à la concurrence » (pt.45).
Cette seconde étape consiste donc « en un contrôle basique de la réalité sur le terrain » (pt 49), permettant de révéler que « compte tenu des éléments du dossier, des circonstances particulières ne sont pas susceptibles de faire naître un doute sur la nocivité présumée de l’accord concerné ».
Dans ce cas contraire, une analyse complète par les effets s’imposera. L’Autorité devra alors « effectuer une comparaison entre la structure concurrentielle induite par l’accord incriminé et celle qui aurait prévalu en son absence » révélant si « les effets nets de l’accord sur le marché sont positifs ou négatifs » (pt 50).
Faisant application de cette méthode à l’affaire en cause, sans procéder à une analyse au fond du dossier qu’il revient à la juridiction de renvoi de trancher, l’Avocat général considère que :
1. Au stade de la première étape, l’introduction de la commission multilatérale d’interchange (CMI) à l’occasion de transactions par carte de crédit auprès d’un commerçant, laquelle concerne à la fois MasterCard et Visa, les interactions entre les différents marchés concernés n’ont pas été suffisamment expliquées, de sorte qu’il doute que les éventuels effets nocifs produits par l’accord CMI aient été suffisamment identifiés pour que l’accord incriminé puisse être considéré comme restrictif « par objet » (pt. 60).
Il émet par ailleurs des doutes quant à l’existence d’expériences fiable et solide des autorités de concurrence démontrant que des accords tels que l’accord CMI sont communément considérés comme étant intrinsèquement anticoncurrentiels (pt. 65) : la pratique décisionnelle de la Commission n’est pas uniforme (pt. 67) et la jurisprudence de la Cour n’est pas d’un grand secours (pt. 71). En outre, il s’étonne qu’aucune analyse économique n’ait été engagée sur ce point, estimant qu’il serait de la plus haute importance de savoir si un consensus suffisant existe entre économistes quant au caractère intrinsèquement anticoncurrentiel d’accords tels que celui en cause au principal (pt. 72).
Au stade de la seconde étape, celle consistant à déterminer si le contexte juridique et économique de l’accord remet en cause son caractère anticoncurrentiel présumé, l’avocat général considère que les arguments des parties doivent être examinés pour déterminer (i) s’ils semblent crédibles à première vue pour justifier un examen approfondi et (ii) s’il convient d’appliquer l’hypothèse contraire raisonnable. Il suffit que l’explication contraire soit crédible à première vue pour justifier un examen des effets de l’accord : « il n’est pas nécessaire qu’elle soit établie, argumentée et prouvée : cela devra être effectué dans le cadre de l’analyse complète des effets. Ainsi, chaque fois qu’un accord présente des effets ambivalents sur le marché, une analyse de ses effets est requise » (pt. 79). Plus encore, l’Avocat général estime, à l’inverse de la Commission, que les effets pro-concurrentiels d’une pratique doivent impérativement être examinés dès le stade de l’existence d’une restriction au sens de l’article 101, § 1, TFUE, et que leur prise en compte ne saurait être renvoyée à une éventuelle exemption au titre de l’article 101, § 3, TFUE (pt. 81). A ces égards, selon la période de mise en œuvre de l’accord, l’analyse par l’objet ou par les effets peut être alternativement mise ne œuvre, le contexte économique de l’accord pouvant être modifié.
Les parties font valoir à cet égard que l’uniformisation de la CI a permis une uniformisation du système, étant donné que le système était encore à un stade élémentaire au moment de la conclusion de l’accord et que l’accord visait à limiter la tendance à la hausse du montant des CI sur le marché. Ces éléments devront être analysés à la lumière des principes surexposées par la juridiction de renvoi.
La Cour de justice devra trancher pour valider ou non la méthodologie ici présentée, qui a le mérite de la clarté et d’une approche concrète des pratiques.