Fichier clients : La Cour de cassation confirme, au regard des clauses du contrat, l’interdiction faite au franchiseur d’exploiter le fichier et les données clients du franchisé postérieurement à la cessation du contrat
(Cass.com. 27/09/2023, n° 22-19.436, Jules / B3J, Colhom, Comex, GM Textiles, GM Textiles bis, JPoissy, SG H)
Faits – Pour faire face à des difficultés économiques, le réseau de prêt-à-porter Jules annonçait en 2018 à ses franchisés : mettre fin à son modèle de distribution pour adopter un système de commission affiliation ; fusionner avec Brice, permettre aux magasins éponymes de vendre des produits Jules et, ce faisant, remettre en cause l’exclusivité de zone habituellement concédée. Les contrats des franchisés récalcitrants ont été résiliés. En réponse, certains d’entre eux ont sollicité en référé : la communication sous astreinte du fichier clients ; l’interdiction pour le franchiseur d’utiliser ce fichier à compter de la cessation des contrats de franchise. Ils se fondent pour ce faire : (i) sur les clauses du contrat « le franchisé doit constituer un fichier-clients à première demande du franchiseur, le franchiseur assure la gestion active du fichier-clients grâce à un droit d'usage et de jouissance de ce fichier que lui concède le franchisé, lequel en conserve toutefois la pleine propriété et le franchisé est propriétaire de son fichier-clients et en assure les frais de constitution » ; (ii) sur l’article 873 al 1er du code de procédure civile qui permet au président du tribunal de commerce de prendre des mesures conservatoires pour prévenir un dommage imminent, même en présence d'une contestation sérieuse. Nous nous intéresserons à la demande relative à l’interdiction d’utilisation du fichier clients par le franchiseur accueillie favorablement par la Cour d’appel de Douai (CA Douai 09/06/2022, LD 07/2022, obs. M-P. Bonnet-Desplan)
Problème 1 – Au soutien de son pourvoi, le franchiseur conteste d’abord tout dommage imminent dès lors que les franchisés sont tenus de respecter une obligation de non-concurrence post-contractuelle d'une année sur la zone prioritaire qui leur était attribuée par le contrat de franchise.
Solution – La Haute Cour considère au contraire que le moyen « tiré de l'existence d'une clause de non-concurrence post-contractuelle, qui avait seulement pour effet de restreindre temporairement l'usage des données de ces fichiers par les franchisés eux-mêmes », est inopérant.
Observations – Pour le franchiseur, le dommage imminent – qui s'entend en effet du dommage qui n'est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer (Cass. Com 13/04/2010 n°09-14.386) – ne serait pas caractérisé par la Cour. Or, dans une telle hypothèse, l’arrêt d’appel encourt la cassation (Cass.com. 10/02/1998 n°96-13.885 ; Com. 10 juill.2007, no 06-13.986).Cette argumentation habile – aucun dommage imminent puisque les franchisés ne peuvent exercer leur activité – ne convainc pas la Haute Cour. Et pour cause, pour les magistrats la clause relative au fichier client qui ne prévoyait pas de droit d’utilisation post-contractuel au bénéfice du franchiseur allait être violée, ce que ce dernier confirmait expressément ayant manifesté son intention d’exploiter le fichier clients au lendemain de la rupture du contrat. Les franchisés étaient donc susceptibles de subir un double dommage : l’un contractuellement accepté – et ici non critiqué – lié à l’impossibilité d’exercer une activité concurrente pendant la durée d’effet de la clause ; l’autre au titre de cette exploitation du fichier par le promoteur du réseau à leur détriment ajoutant ainsi aux effets de la clause de non-concurrence.
Problème 2 – Le franchiseur soutient par ailleurs que cette interdiction d'utiliser les fichiers-clients ne caractérise pas une mesure conservatoire ou de remise en état au sens de l’article 873 alinéa 1er. Le juge des référés aurait donc outrepassé ses pouvoirs.
Solution – La Cour de Cassation ne suit pas ce raisonnement : « la Cour d’Appel a pu, sans excéder ses pouvoirs ni être tenue de limiter dans le temps la mesure ordonnée à titre provisoire, confirmer l'ordonnance en ce qu'elle avait fait interdiction au franchiseur, sous astreinte, d'utiliser les fichiers-clients… ».
Observations – Cette solution rappelle l’amplitude des pouvoirs dont est investi le président du tribunal de commerce. Ce dernier peut en effet prendre des mesures conservatoires même en présence d’une contestation sérieuse voire en l’absence d’urgence, à savoir : toute mesure adéquate, même non limitée dans le temps, pour répondre efficacement à la situation dont il est saisi. Sa liberté est néanmoins limitée notamment par le contrôle exercé par la Cour de cassation sur la proportionnalité de cette mesure au contexte du litige (Cass. com., 13 mars 2019, n° 18-11.046) voire aux droits fondamentaux (Cass. Civ. 17/12/2015, n°14-22.095). Ici, la mesure d’interdiction paraît effectivement proportionnée au regard du contrat et du comportement du franchiseur. Reste à ce dernier l’action au fond pour limiter les effets de cette décision et lutter contre son caractère apparemment définitif ; action néanmoins théorique compte tenu des enjeux commerciaux immédiats et contemporains de la cessation du contrat.
Problème 3 – La société Jules critiquait enfin l’arrêt d’appel en ce qu’il omettait de distinguer entre fichier clients et données à caractère personnel contenues dans ledit fichier dont les franchisés ne pouvaient être propriétaires. L’interdiction d’exploitation ne pouvait pas concerner des données dont les clients avaient choisi eux-mêmes, sans exclusivité, toutes les personnes pouvant les collecter, pour quelle durée et pour quelles finalités.
Solution – La Cour de cassation écarte ainsi cet argument : « la cour d'appel, qui a ainsi caractérisé l'existence d'un dommage imminent qu'il convenait de prévenir, résidant dans le risque d'une utilisation par le franchiseur des fichiers-clients de chacun des magasins franchisés, pour exploiter les données y figurant collectées par le franchisé ».
Observations – Dès l’origine du litige, la société Jules a justifié sa position par ses qualités de producteur du fichier et de responsable de traitement des données. Autrement dit, cette dernière disposerait d’un droit sui generis sur cette base de données (constituée par le fichier clients) du fait des investissements réalisés à cet effet (article L 341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle) ; droit qui lui confèrerait un monopole librement exploitable et opposable au franchisé. Argument écarté en appel au regard de la « clarté » de la clause du contrat et de nature de l’action en référé. Au fond, ce débat aurait pu être néanmoins intéressant notamment si le promoteur du réseau était en capacité de démontrer avoir investi en cours de contrat pour l'obtention, la constitution, la vérification ou la présentation du contenu de la base, et ce peu important nous semble-t-il que « le caractère de base de données, n'existait pas lors de la conclusion des contrats » (motif évoqué par la Cour d’appel). Quant aux données personnelles, distinctes du fichier, l’argument est maintenu au soutien du pourvoi : si le client a consenti au traitement de ses données au bénéfice du franchiseur, ce dernier doit pouvoir continuer à les exploiter. Ce faisant, l’objectif là aussi du franchiseur est d’écarter tout dommage imminent dès lors qu’il dispose du droit d’exploiter ces dernières et qu’il respecte les règles relatives au traitement des données personnelles. Et ce, sans pour autant entrer dans le détail de l’analyse quant à la qualité du franchiseur et du franchisé au sens du RGPD : franchiseur responsable du traitement et franchisé sous-traitant (avec obligation pour ce dernier – au choix du responsable – de supprimer ou de renvoyer les données en fin de contrat), franchiseur et franchisés co-responsables ou responsables conjoints du traitement ? La Cour de cassation, tout comme l’arrêt d’appel, n’entrent pas dans ce débat préférant renvoyer indirectement à la clause du contrat qui prévoyait la propriété de la clientèle acquise au franchisé qui collectait lui-même la donnée client. La tête de réseau est donc bloquée, toute exploitation du fichier l’exposerait à la mise en jeu de sa responsabilité civile délictuelle (concurrence déloyale) voire pénale (accès ou maintien frauduleux dans un système de traitement de données, art. L323-1 du code pénal ; abus de confiance, L314-1). Mieux vaut donc travailler les clauses (LD précitée) mais aussi actualiser les contrats pour prendre en compte les investissements, le rôle et la responsabilité de chacun, paramètres évolutifs au sein des réseaux.
Aymeric Louvet