Théorie de la « passing on defence » : la preuve n’est ni impossible, ni excessivement difficile
Le « private enforcement », droit des sanctions civiles des pratiques anticoncurrentielles, se fonde, en matière d’indemnisation du préjudice subi par les victimes de ces pratiques, sur l’article 1382 du Code civil et requiert en conséquence la démonstration d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité. Ainsi, s’agissant de l’évaluation du préjudice, seul le préjudice certain et direct démontré par celui qui s’en prévaut, peut faire l’objet d’une indemnisation.
La société Ajinomoto Eurolyne, condamnée par la Commission Européenne par décision du 7 juin 2000 (2001/418/CE), pour avoir enfreint les dispositions de l’article 81, § 1 du traité CE (devenu l’article 101 du TFUE) en participant à des accords sur les prix, les volumes de vente et l’échange d’informations individuelles sur les volumes de ventes de lysine synthétique, composant alimentaire pour les volailles s’est vue assignée par les sociétés du groupe Doux (« Sociétés Doux ») devant les juridictions civiles en réparation de leur préjudice, ces dernières constatant que l’entente sanctionnée avait eu pour effet d’augmenter le prix de vente de la lysine, ce qui générait pour elles un préjudice lié à une perte de marge et une baisse de compétitivité.
En défense, la société Ajinomoto Eurolyne invoquait que les Sociétés Doux ne démontraient pas qu’elle n’avait pas répercuté les effets de la hausse des prix de la lysine sur leurs clients pratique dénommée « passing on defense », en référence au droit antitrust américain. La Cour de Cassation, dans un arrêt en date du 15 juin 2010 (Cass. com., 15 juin 2010, n° 09-15.816) a validé la « passing on defense » et cassé l’arrêt d’appel qui avait prononcé une indemnisation en faveur des Sociétés Doux.
Les Sociétés Doux invoquaient devant la Cour l’impossibilité d’apporter cette preuve et lui demandait de poser une question préjudicielle à la Cour de justice des Communautés Européenne tendant à faire constater que cette preuve « rendait pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits qui lui sont conférés par l’ordre juridique communautaire ».La Cour d’appel de Paris statuant sur renvoi après cassation répond que « s’agissant du préjudice, […] Si la preuve incombe au demandeur, celle-ci peut être rapportée par la démonstration que la hausse abusive n’a pas été reportée sur le prix ou que cette répercussion ne pouvait être faite ; qu’ainsi la preuve exigée des sociétés Doux n’est ni impossible, ni excessivement difficile ». Faisant application de ce principe elle valide la démonstration faite par les sociétés Doux de l’absence de pratique de « passing on defense » démontrant que 80 % de leurs produits étant vendus à la grande distribution, il n’était pas possible pour elles, eu égard au blocage des augmentations de tarifs pratiqué par la grande distribution, de passer une hausse de prix liée à l’augmentation d’un élément (la lysine) représentant 1 % du coût global de production. Concernant le quantum du préjudice, la Cour d’appel retient la méthode économique tenant à l’application d’un coefficient de surfacturation calculé à partir d’un prix de base théorique résultant de la moyenne des prix les plus bas réalisés sur la période antérieure à la hausse de prix, tels que constatés par la Commission européenne dans sa décision.
La Cour d’appel retient une acception souple de la preuve de l’absence de répercutions des hausses illicites de prix sur les propres clients de l’entreprise victime d’une pratique anticoncurrentielle. Cette preuve pouvant résulter des modes de négociation entre le fournisseur et son client, et non pas seulement de celle tenant à la démonstration du « juste prix » pratiqué par la victime vis-à-vis de ses clients, preuve qui aurait été excessivement difficile, voire impossible à apporter.
Karine BIANCONE