La Cour d’Appel de Paris écarte tout acte parasitaire dès lors que le concurrent démontre notamment un savoir-faire préexistant ainsi que des investissements propres, et condamne celui à l’initiative de l’action à réparer le préjudice résultant de la suspension en référé de la commercialisation des produits.
Unfair competition: The Paris Court of Appeal ruled out any parasitic act, since the competitor had demonstrated pre-existing know-how and its own investments, and ordered the initiator of the action to pay compensation for the loss resulting from the summary suspension of product marketing.
CA Paris 15/12/2023 n°21/15636, VOODOO / DUCKY GAMES, HOMA GAMES
Faits. Voodoo, leader mondial de l'édition et la commercialisation des jeux vidéo gratuits distribués sur les tablettes et smartphones (hyper casual gaming), évolue sur un secteur concurrentiel marqué par des investissements techniques et marketing élevés pour des temps de consommations de jeux très courts. Les actions judiciaires en concurrence déloyale et parasitisme sont ainsi régulièrement utilisées pour défendre ces investissement et créations voire pour déstabiliser les concurrents. Ici, Voodoo conclut un partenariat avec la société Ducky Games pour la distribution des jeux que cette dernière doit lui livrer. Echec commercial, les relations cessent et s’enveniment. Voodoo met en effet en demeure son ex-partenaire puis obtient – pendant quelques mois – du juge des référés la suspension du jeu concurrent « Craft Island » estimant qu’il caractérise des actes confusants déloyaux et parasitaires avec son propre jeu « Lumbercraft ». Ducky Games conteste ces demandes et sollicite reconventionnellement la réparation des préjudices qu’il aurait subis du fait des propres agissements déloyaux de Voodoo et de la suspension de la commercialisation en France de son jeu. Sur le terrain de la concurrence déloyale, la Cour va considérer que les scénarii et graphismes des différents jeux en balance sont suffisamment dissemblant pour écarter les demandes respectives. Ce sont donc davantage les aspects relatifs au parasitisme (1) et aux conséquences de la suspension du jeu du soi-disant parasite (2) qui intéresseront le présent commentaire.
Problème 1. Sur le terrain du parasitisme économique, Voodoo soutenait d’abord que la valeur économique du jeu avait été détournée par l’adoption par son concurrent du même morphème « craft ». Détournement corroboré par des investissements bien supérieurs, un temps de développement du jeu parasite très court et irréaliste, le tout avec une mise en ligne après que Lumbercraft ait été disponible quelques semaines détournant sa visibilité ainsi que la notoriété de Voodoo. La combinaison de ces indices caractériserait les actes parasitaires, ce que Ducky Games contestait.
Solution. La Cour écarte ces demandes. Pour ce faire, elle relève d’abord que le jeu litigieux « est suffisamment différencié du jeu Lumbercraft pour que le risque de confusion de ses emprunts soit écarté ». Quant au morphème « craft », « des centaines de jeux ayant préexisté » ont retenu cette combinaison. De même, la justification des investissements de la victime est fragilisée par les preuves apportées par Ducky Games : la détention d'un savoir-faire acquis par le passé pour l'édition d’un jeu proche de celui querellé ; des investissements pour la réalisation de son jeu. En outre, la Cour retient que « la chance de succès économique des jeux 'hyper casual' repose sur le montant des dépenses de promotion auprès des intermédiaires et des régies publicitaires des opérateurs qui les délivrent ». Or, le soi-disant parasite démontrait avoir fortement investi (dix fois plus que le demandeur) en actions marketing et promotionnelles. Enfin, « il n'est pas démontré que la notoriété de la marque des éditeurs est déterminante pour les consommateurs de jeux 'hyper casual' ». Ce faisant, « il convient pour l'ensemble de ces motifs de déduire que les distributions des jeux Craft Island et Lumbercraft sont indépendantes ».
Observations. Voodoo a fait récemment condamner un autre de ses concurrents pour des motifs similaires arguant de sa notoriété, de la chronologie de mise en ligne des jeux ainsi que des habitudes de consommation de ces derniers (CA Paris 7/04/2023 n°21/05015). L’issue est ici toute autre. Pour ce faire, la Cour procède classiquement à l’analyse d’ensemble des éléments appréhendés dans leur globalité (Cass.com 04/02/2014 n°13-11.044). D’abord, le risque de confusion. En apparence première étape du raisonnement surprenante dès lors qu’il s’agit d’une « considération étrangère au parasitisme » (CA Paris 15/12/2023 n°22/09295). Mais la Cour - qui écarte ce risque - l’analyse, non pas comme une condition nécessaire à l’action, mais comme un indice parmi d’autres. Il en va de même de la notoriété du produit prétendument copié – injustifiée en l’espèce - qui n’est également pas une condition pour établir le comportement parasitaire (Com. 05/01/2022 n°19-.701). Quant à l’investissement démontré par le défendeur - ici retenu par la Cour pour écarter les demandes - il n’exclut pas en principe per se sa responsabilité (CA Paris 14/12/2021, n°20/05805). Mais il est vrai que démontrer la réalité d’investissements sérieux en lien avec le produit permet d’écarter la passivité financière inhérente à tout parasite (CA Paris 08/02/2023 n°21/07680).
Problème 2. Pour Ducky Games, la stratégie d'intimidation judiciaire de Voodoo ayant entraîné le retrait contraint de son jeu (pendant la période entre l’Ordonnance de référé et l’arrêt d’appel infirmant cette dernière), caractérise une faute. Le préjudice moral et d'image qui en découle doit donc être réparé.
Solution. Demande couronnée de succès en première instance et en appel : « il est effectivement constant que sous la contrainte des décisions judiciaires, le jeu de la société Ducky Games a été suspendu par le juge des référés de la juridiction commerciale le 25 mars 2021 jusqu'à l'intervention de l'arrêt infirmatif du 9 juin 2021 en sorte que le jugement sera confirmé en ce qu'il a retenu la responsabilité de la société Voodoo ».
Observations. Le juge des référés peut prendre des mesures conservatoires dont les effets peuvent s’avérer irréversibles. Par exemple concernant la suspension d’un jeu à l’attractivité éphémère. Outre la proportionnalité de telles mesures qui doit être contrôlée par le juge, celui qui prend l’initiative d’une telle action le fait à ses risques et périls. Ainsi, dès lors que ces dernières sont exécutées, alors même que la responsabilité du défendeur est par la suite écartée, le demandeur va devoir réparer le préjudice subi qui en résulte. Réparation dont les contours sont néanmoins délicats à appréhender. D’abord quant à ses conditions : est-il nécessaire de prouver la faute de celui qui a pris l’initiative de cette action ou l’indemnisation résulte-t-elle automatiquement de l’exonération de toute responsabilité du défendeur ? Le présent arrêt ne répond pas précisément à cette question (qui n’était pas discutée par Voodoo) même s’il semble pencher vers l’automaticité de la réparation (cf. indemnisation sans faute s’agissant de l’exécution d’une décision de justice exécutoire à titre provisoire : Cass. 2ème civ. 13/01/2022 n°20.17.814 ; Cass. com. 27/09/2023 n°22-19.436 ; solution contraire s’agissant de l’interdiction provisoire de commercialisation d’une marque lorsque la contrefaçon est par la suite exclue CJUE 12/09/2019 aff. C-688/17). Difficultés ensuite pour faire réparer l’intégralité du préjudice subi au regard du standard de preuve nécessaire. Ce faisant, même si l’action en concurrence déloyale et parasitisme – en référé et au fond – n’est pas une garantie de succès judicaire, il n’est pas exclu qu’elle reste stratégiquement attrayante sur des marchés concurrentiels en tension tel celui des jeux vidéo. Pour le bonheur de la jurisprudence dudit domaine, de s commentateurs et des praticiens. A suivre…
Cet article est publié au sein de la Lettre de la Distribution et de la Revue Concurences.