Faits. La société MHSC – filiale de Moët Hennesy branche « Vins & Spiritueux » du groupe LVMH – élabore et commercialise du champagne notamment sous les marques prestigieuses Ruinart, Veuve Clicquot, Moët & Chandon, Dom Perignon. Pendant près de vingt-cinq elle confie le développement de la marque Ruinart sur le département des Bouches-du-Rhône à un mandataire et conclut à cet effet un contrat de mandat. Suite à la rupture de son contrat pour fautes graves, le mandataire sollicite la requalification de son contrat, l’application du statut des agents commerciaux et les dédommagements qui en découlent : rappel de commissions, indemnités de préavis et de fin de contrat.
Nous ne nous attarderons pas sur l’application du statut, confirmée en appel au regard de la mission effective de l’agent et des termes du contrat. Relevons néanmoins la définition de la notion négociation adoptée par la Cour. Après un rappel classique suite à la décision de la CJUE – il importe peu que l'agent commercial ait conclu les contrats et ait eu le pouvoir de modifier les prix – cette dernière précise le contour de cette notion : « la négociationconsiste à faire en sorte que l'offre du mandant reçoive une acceptation du client, ce qui peut être caractérisé par le démarchage de la clientèle, l'orientation de son choix en fonction de ses besoins, sa fidélisation par des actions commerciales ou encore la valorisation du produit ».
Les fautes graves reprochées par le mandant pour s’opposer au paiement de l’indemnité (1 et 2) ainsi que les modalités de détermination du montant de l’indemnité (3) seront en revanche traitées.
Problème 1. L’attitude hostile de l’agent commercial et son refus d’appliquer la nouvelle politique commerciale du mandant caractérise-t-ils une violation de son obligation de loyauté et donc une faute grave ? C’est ce que soutenait le mandant : ton méprisant et de défiance à l'égard du nouveau directeur des ventes ; refus d'appliquer les consignes et la politique commerciale entraînant la frustration de la clientèle et des plaintes de celle-ci.
Solution. Pour écarter toute faute grave, la Cour d’appel relève au contraire que : « les relations se sont crispées entre Mme [P] et la société MHCS, concomitamment à l'arrivée d'un nouveau directeur des ventes en raison d'un changement de politique commerciale et notamment de refus répétés de la mandante d'accepter les commandes […] sous prétexte de la nécessité de ne pas dépasser un encours maximum, de la réservation des stocks à "nos clients stratégiques" […] ainsi que du mécontentement des clients induit par ce brusque changement de politique commerciale».
Par ailleurs, « Mme [P] a sollicité à de nombreuses reprises la société MHCS pour expliquer aux clients ce changement de politique commerciale sans que cette dernière n'apporte d'éclairage précis sur sa nouvelle politique […] ».
En conséquence, « la société MHCS ne saurait reprocher à son agent d'avoir employé à l'égard de ses préposés un ton vif et défensif ou encore d'avoir refusé d'appliquer une politique commerciale de quotas ou encore sélective sans que les critères n'aient été précisément définis pour l'ensemble de la clientèle ou pour une catégorie de clientèle le justifiant. Il ne peut pas davantage lui être reproché de ne pas avoir défendu à l'égard de la clientèle une politique commerciale manquant de transparence ».
Observations. Le refus par l’agent de suivre les instructions du mandant caractérise en principe une violation de son obligation de loyauté et donc faute grave. Faute ici logiquement écartée par la Cour. Si l’évolution de la politique commerciale initiée par le nouveau directeur des ventes – se traduisant notamment par des allocations moindres (volumes disponibles) pour sélectionner les clients – était possible, elle devait être précédée d’une communication adaptée vis à vis de l’agent et des clients, d’un préavis raisonnable pour anticiper ces évolutions et d’une structuration juridique de cette offre. Tel n’était apparemment pas le cas en l’espèce.
Problème 2. L’agent commercial qui représente un mandant concurrent pendant l’exécution du contrat est-il en faute, si ce mandat était en cours lors de la conclusion du contrat et figurait en annexe de ce dernier ?
Solution. Réponse négative de la Cour d’Appel de Paris dès lors que le mandant « ne saurait démontrer la violation alléguée par la production d'un seul ordre […] à la société Cherry Rocher alors que cette société a été déclarée au contrat de mandat comme étant déjà sa mandante […] La violation de l'obligation de non-concurrence n'est donc pas établie ».
Observations. Cette solution paraît, a priori, évidente. Cette dernière mérite néanmoins quelques observations. Le statut légal spécifique interdit à l’agent commercial d’accepter, pendant la durée du contrat, la représentation d’un mandant concurrent sans l’accord exprès et préalable du mandant ; disposition légale néanmoins supplétive de la volonté des parties. Autrement dit, ces dernières peuvent prévoir une non-concurrence stricte, une exclusivité de représentation voire une totale liberté pour l’agent de représenter les mandants concurrents. Ici, le mandant et l’agent avaient pris soin de préciser en annexe du contrat la liste des cartes concurrentes représentées par l’agent. Objectif double : sécuriser l’agent par l’agrément des mandats en cours et le mandant en figeant la situation et en prévenant toute nouvelle représentation concurrente.
Cette contractualisation se retourne néanmoins ici contre le mandant. Ce dernier ne pouvait en effet reprocher à l’agent une représentation concurrente, et ce faisant rompre pour faute grave, alors même que cette dernière avait été acceptée dès l’origine du contrat.
Mais l’arrêt ne précise pas si le mandat faisait état d’une évolution entre le contenu de l’annexe et cette représentation postérieure litigieuse qui aurait nécessité son accord. Quid en effet, si les gammes de produits concurrents tolérés à la conclusion du contrat venaient à évoluer ? Quid en outre si la structure juridique de ce mandant concurrent agréé venait à être modifiée (rapprochement d’un autre concurrent par exemple) ? Les parties ont tout intérêt à prêter une attention particulière à la rédaction de cette annexe afin non seulement de figer la situation mais aussi d’anticiper ces évolutions commerciales ou sociétaires susceptibles de changer la donne.
Problème 3. Quels paramètres prendre en considération pour déterminer le montant de l’indemnité de fin de contrat ? Le jugement de première instance avait accordé trente mois de commissions, ce qui ne convenait ni à l’agent commercial ni au mandant. Pour le premier, l’indemnité devait être fixée à trois années compte tenu notamment de l'ancienneté du mandat, de la segmentation très restreinte du secteur du champagne haut de gamme, de son âge au moment de la rupture du contrat (70 ans), de la présence d'une clause d'exclusivité et de sa dépendance économique à l'égard du mandant. Quant au mandant, il opposait les fautes commises par l’agent et la réorientation de son activité vers la représentation des champagnes Bollinger et Ayala pour demander une réduction du montant.
Solution. La Cour rappelle que « l'indemnité de rupture est destinée à réparer le préjudice subi par l'agent du fait de la perte pour l'avenir des revenus tirés de l'exploitation de la clientèle commune. Son quantum n'étant pas réglementé, il convient de fixer son montant en fonction des circonstances spécifiques de la cause ». Les circonstances spécifiques ici retenues par la Cour sont ainsi les suivantes : « compte tenu de la durée importante de la mission d'agence commerciale qui a débuté en octobre 1990 (soit une durée de près de 25 années), de l'âge de l'agent au moment de la rupture (70 ans), de l'important travail de prospection accompli au cours du mandat ayant permis de multiplier par quatre le chiffre d'affaires initial, de la clause d'exclusivité prévue au contrat mais également de la réorientation rapide de l'activité de l'agent sur d'autres marques de Champagne haut de gamme et de l'absence de clause de non-concurrence en cas de cessation du contrat à l'initiative du mandant, l'indemnité de rupture sera fixée à 1.898.100 euros correspondant à 24 mois de commissions calculées sur les trois derniers exercices. Le jugement entrepris sera infirmé sur ce point ».
Observations. Au-delà de la pratique judiciaire visant à fixer l’indemnité à deux années de commissions calculées sur la moyenne des trois dernières années, les juges sont libres de déterminer le quantum de l’indemnité en considération du préjudice effectivement et réellement subi par l’agent. Ce débat est généralement porté devant les tribunaux pour limiter le montant de cette indemnité « d’usage » voire, comme en l’espèce, pour obtenir une indemnité supérieure aux deux années de commissions. La Cour met ici en balance plusieurs paramètres. D’abord ceux susceptibles d’accroître le préjudice. Il en va ainsi par exemple de la durée des relations (classiquement retenue par les tribunaux) qui est jugée longue (25 ans), de l’importance du travail de prospection entraînant une forte augmentation du chiffre d’affaires (circonstance là aussi régulièrement soulignée), voire de l’âge de l’agent ou de la clause d’exclusivité. Paramètres ensuite contrebalancés par ceux susceptibles de limiter ce préjudice. Dont par exemple la réorientation rapide de l’activité de l’agent qui a ici pu travailler avec d’autres marques prestigieuses de champagne alors même qu’il n’était tenu par aucune clause de non-concurrence. Circonstance là aussi habituellement évoquée. Mais cette dernière ne se heurte-t-elle pas à la décision récente de la Cour de cassation refusant de déduire de l’indemnité les commissions liées à la poursuite de l’activité de prospection de la clientèle pour d’autres mandants (Cass. Com, 16/11/2022, n°21–10.126) ? Nous ne le pensons pas. Le préjudice ne doit-il pas, en effet, s’apprécier au jour où le juge statue et non à la fin du contrat ? (« Précisions sur l’indemnité de fin de contrat de l’agent commercial », N Dissaux, JCPE 9/02/2023, 1044). Cette limitation du montant de l’indemnité à 24 mois permet néanmoins à l’agent de percevoir près de 1,9 million d’euros… Champagne !
A. Louvet
Cet article a été publié au sein de la Lettre de la Distribution et de la Revue Concurrences